À l’ouverture de la session au sommet du Conseil de Sécurité de l’ONU du 24 septembre 2014, le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, condamne vigoureusement les groupes extrémistes armés comme l’ « État Islamique ». Il affirme que : « Ce sont en fait des ennemis de la foi. Comme l’ont dit de nombreux responsables musulmans dans le monde, un groupe comme l’EIIL –ou Daesh – n’a rien à voir avec l’Islam et il ne représente certainement pas un État. Il devrait être appelé le ‘non-État non islamique’.»
Islamique, non islamique, anti islamique?
La question de la nature « islamique » de Daesh fait débat, avec des commentateurs qui affirment qu’il est islamique, Barack Obama qui le considère « non islamique » et d’autres qui vont jusqu’à le qualifier d’« anti islamique ». La question est difficile à trancher tant il y a de façons de conceptualiser ce qu’est (et ce que devrait être) l’Islam et la différence entre le musulman et l’islamiste.
Ce débat est délicat puisqu’il touche au sens que donnent différentes communautés humaines, et différentes personnes, à une croyance fondamentale. L’important, au sujet de Daesh et de son lien avec l’Islam est d’éviter de commettre une généralisation abusive : même si Daesh se revendique de l’Islam, cela ne veut pas dire que les musulmans en général soutiennent les actions de ce groupe. Affirmer cela serait aussi logiquement absurde que de condamner la chrétienté protestante dans son ensemble pour les actes du Ku Klux Klan!
Daesh n’est pas un État, mais…
Pour accéder au statut d’État, et à la personnalité juridique internationale qui le caractérise, une série de conditions doivent être remplies. En principe, tel qu’exprimé en 1933 dans la convention de Montevideo, une organisation peut avoir le statut d’État si on peut déterminer :
- l’existence d’un territoire délimité et déterminé
- l’existence d’une population permanente sur ce territoire
- l’existence d’un gouvernement effectif
- la capacité à entrer en relation avec les autres États
Bien évidemment, il manque à ces conditions un élément politique, c’est-à-dire la reconnaissance par la communauté des États déjà constitués. À défaut de cette reconnaissance, la condition 4 exprimée dans la convention de Montevideo est pratiquement impossible à remplir.
Si un État satisfait les trois premiers critères mais pas le dernier, on parle alors d’un État de facto, plutôt que d’un État de jure qui, lui, possède les caractéristiques constitutives de l’État ainsi que la personnalité juridique internationale.
Qu’en est-il de Daesh? Il va de soi que le statut d’État de jure est hors de portée pour Daesh puisqu’aucun État n’a intérêt à reconnaître cette organisation comme un État, ce qui lui conférerait des droits en tant qu’entité souveraine en droit international. D’autant plus que le Conseil de Sécurité de l’ONU a unanimement adopté, en septembre 2014, une résolution qui condamne cette organisation. Comme le résume bien Martin Smith, correspondant de Frontline pour PBS, ce n’est pas demain que nous verrons leurs représentants à l’ONU!
Par contre, il n’est pas complètement infondé de considérer que Daesh remplit certaines conditions constitutives pour être considéré un État de facto. En effet, même si c’est à l’aide d’une interprétation brutale de la charia, force est d’avouer que Daesh remplit certaines des fonctions d’un État, soit l’imposition de la loi et l’ordre sur un territoire qu’elle contrôle exclusivement (quoique imparfaitement).
Charles Lister, de la Brookings Institution à Doha, attire l’attention sur le fait que Daesh est devenu le groupe d’insurgés le plus riche de la planète avec des actifs de quelques milliards de dollars. Ils se seraient aussi dotés d’une bureaucratie centrale dotée de branches locales pour l’implémentation de la coordination militaro-politique.
Évidemment, la richesse pétrolière contrôlée par Daesh ne suffit pas à gouverner adéquatement le territoire qu’elle contrôle … et elle ne contrôle pas réellement son territoire de manière efficace. Malgré ces bémols, aux yeux de John Nagl, ancien Lieutenant-Colonel de l’armée américaine et penseur important de la contre-insurrection, Daesh a une prétention raisonnable au statut d’État de fait, un développement inquiétant!
Fait intéressant à noter, les autorités françaises et égyptiennes ont énoncé leur intention de retirer, dans le discours public, toute association de ce groupe d’avec le mot État ou avec l’Islam, ce qui pourrait légitimer leur mouvement. La France retient Daesh alors que l’Égypte préfère parler de « Séparatistes d’al-Qaida en Iraq et Syrie » (SQIS).
Daesh : une approche différente de celle d’al-Qaida
Si Daesh et al-Qaida partagent un objectif commun, un califat universel sous la gouverne de leur interprétation radicale de l’Islam, leur structure et leurs moyens d’y arriver diffèrent grandement. Alors qu’al-Qaida fonctionne en nébuleuse, c’est-à-dire une organisation dématérialisée qui coordonne plutôt que dirige les actions de ses membres partout sur la planète, Daesh opte pour une structure hiérarchique formelle qui prend contrôle d’un territoire.
Al-Qaida, pour réaliser son objectif à long terme d’un califat universel, passe par le terrorisme international, qui n’implique pas de contrôler un territoire mais plutôt de briser le moral de l’adversaire, l’Occident impérialiste, grâce à des attentats qui auront pour effet de terroriser l’ennemi. Le financement d’al-Qaida est maintenant basé essentiellement sur les rançons versées en échange d’otages.
De son côté, tel qu’expliqué dans un article précédent de Monde68, la nature territorialement ancrée de Daesh change sa méthode, la guérilla d’abord puis la guerre de conquête en bonne et due forme ensuite, ainsi que sa façon de se financer, taxes (ou racket…), pillage et pétrole.
Daesh, fort et vulnérable – al-Qaida, faible et évasive
Paradoxalement, cette volonté de Daesh de devenir un véritable État en contrôlant un territoire qui constitue sa force est aussi sa principale faiblesse. Si al-Qaida est plus faible qu’autrefois, les perspectives de l’éliminer définitivement par la voie militaire ou judiciaire ne sont pas évidentes. En effet, la caractéristique principale d’une organisation en nébuleuse comme al-Qaida est de ne pas être centralisée, de ne pas pouvoir être détruite en « coupant la tête. » D’une certaine façon, vaincre al-Qaida nécessite de vaincre leur pouvoir d’attraction idéologique, ce qui n’est pas une mince affaire!
Daesh, de son côté, avec son organisation hiérarchique centralisée s’apparente à un État. Ayant une base territoriale et des troupes, il est possible de les bombarder et de « couper les têtes dirigeantes » par la force. Puisque Daesh prétend agir comme un gouvernement, il a nécessairement besoin d’une forme de légitimité. Bien entendu, au plus fort des combats, la répression peut remplacer la légitimité, mais les populations ne pourront indéfiniment être tenues en état de terreur par Daesh… Une autre force, qui peut se transformer en faiblesse, est sa base financière qui peut, elle aussi, être attaquée et détruite de l’extérieur.
Jano Bourgeois
Professeur de sciences politiques