Partager la publication "Il y a 100 ans : les fraternisations des soldats de 1914. De la haine de l’autre au dégoût de la guerre?"
D’août 1914 émerge une image. Des soldats souriants partent en guerre au milieu d’une foule enthousiaste qui accroche des fleurs à leur fusil. Image d’Épinal, surtout mythe historique forgé par la propagande d’après-guerre. Soyons clairs, les soldats de France, d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie, de Russie, n’étaient pas des guerriers romantiques heureux d’aller tuer leurs semblables. Comme leurs compatriotes, ils pouvaient prévoir cette guerre. Et comme eux, malgré la haine de l’Autre, ils ne la souhaitaient pas.
En Europe, depuis la guerre de 1870-1871[1], on constate une multiplication de crises diplomatiques et coloniales. Ces crises, tous casus belli possibles, furent résolues par voie de discussions. Néanmoins, depuis la défaite française de Sedan[2], aux mains des Allemands , l’obsession de la guerre s’inscrit dans les mentalités européennes. Une vengeance française est envisagée et prévisible mais toujours reportée d’où un paradoxe : la guerre semble inéluctable, on s’y prépare, mais, peu la désirent.
D’ailleurs, même à l’été de 1914, l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand d’Autriche et de son épouse, le 28 juin à Sarajevo, ne semblait pas intéresser les Européens occidentaux. À Paris, par exemple, la foule attendait avec curiosité et fébrilité la conclusion de l’Affaire Caillaux.[3] À ce moment, veut-on vraiment mourir pour les Balkans? De plus, cette même France voyait peu d’intérêt à s’impliquer dans les guerres balkaniques de 1912 et de 1913, délaissant même son allié russe.[4] Alors pourquoi en 1914?
Bref, les volontaires comme les conscrits de 1914 voulaient en finir une fois pour toutes avec ces crises tragiquement répétitives risquant à chaque fois la conflagration. « Puisqu’on y est, allons-y! » L’enthousiasme, qui fut bien réel, se concrétisait surtout par un désir généralisé en Europe d’une guerre rapide. « Ce sera fini et vite! » disait-on. On connait ces slogans : « À Berlin avant Noël ou À Paris avant Noël! » C’est donc la conviction d’une victoire rapide et totale qui enthousiasma tous les camps et non la guerre elle-même. Dès l’automne 1914 naîtra une autre image. Les fleurs qu’on a arrachées de terre et accrochées au fusil seront remplacées par des hommes qui eux, s’enracineront dans la boue des tranchées bien accrochés à leur fusil. En octobre 1914, tous le savaient, la Guerre serait longue.
Justement, cette guerre était impréparée. Les États-Majors comme les politiques prévoyaient une guerre navale ayant pour but l’acquisition des colonies des ennemis donc, de leur potentiel commercial. Tous les efforts, cette course aux armements, depuis 1898[5], allaient dans ce sens. C’est l’époque du navalisme.[6] Certes, des plans de guerre pour un théâtre d’opération terrestre furent conçus. Nous connaissons les plans Schlieffen-Moltke (1905 et 1911) pour l’Allemagne et XVII, des Français. Ils reposaient sur la mobilité rapide et massive de troupes, sur un bon système de défense et sur l’effet de surprise. Ils prévoyaient un anéantissement foudroyant des armées adverses. Avec ces plans, surtout l’allemand, la guerre devait s’expédier en moins de sept semaines.
Or, cette prévision d’une guerre terrestre de courte durée eut des conséquences sur la production industrielle militaire. Cette dernière ne fournira des munitions que pour quelques semaines. En octobre, peut-être même en septembre 1914, les troupes alliées et allemandes manquaient de munitions.[7] Le « Poilu » comme le « Boche » mal approvisionné[8], lutte difficilement contre l’ennemi. Même dans sa propre tranchée, il est menacé et désarmé face aux poux, aux rats et à la noyade. Pendant ce temps, les marines française, anglaise et allemande sont très peu sollicitées, afin de préserver leurs beaux et coûteux cuirassés.[9] Non, décidément, rien ne se passe comme prévu. Pour l’homme embourbé, pour cette chair à canon, la Guerre sera longue.
Imaginez ce soldat des tranchées! Il est immobile, là, dans son trou. Il voit ses officiers mentir ou improviser des stratégies. Il se bat avec peu de munitions et, à chaque offensive, il se bute à un mur de fils barbelés, de balles ou d’obus forçant un retour au point de départ. Entre sa tranchée et les mitrailleuses ennemies, ses amis, fauchés inutilement, jonchent le sol. La victoire rapide s’éloigne et la désillusion est totale. Il en veut à ceux qui ont prédit une guerre courte. Il jalouse les « planqués de derrière », ceux qui sont loin du Front et qui l’ont oublié. Il supporte mal les conditions de vie inhumaines dans son large sillon argileux. Il finit par développer une pensée étrange, une possible et relative solidarité avec celui d’en face, son ennemi. Car à ce moment, lui seul peut réellement le comprendre. Il pouvait donc fraterniser.
Dans la nuit de Noël 1914, à plusieurs endroits des fronts occidental et oriental, les soldats ennemis fraternisèrent. Ces gestes se reproduisirent au Jour de l’An 1915 et aux fêtes de Pâques de 1915 et de 1916 (sur le Front oriental). On fait alors une pause dans les combats pour enterrer nos morts puis, on échange, on chante, on parle, on boit, on troque des saucisses contre des cigarettes. Les soldats font connaissance et pour beaucoup, ils constatent que l’Autre n’est pas aussi différent et méchant qu’on l’a dit. Qu’ils soient Anglais, Écossais, Français, Allemands ou Russes, en cette nuit, ils se voient ouvriers, professeurs, musiciens, paysans, pères de famille[10]. Ils trouvent pour quelques heures une solidarité étonnante. La solidarité des malheurs du temps, des oubliés et des habitants de l’antichambre de la mort. À certains endroits du Front, les militaires multiplient ces occasions en organisant, par exemple, des matchs de football en plein no man’s land.[11] Même si dans la majorité des cas ces fraternisations n’empêchent pas la reprise des combats, il arrive parfois que les belligérants collaborent pour préserver la vie de leurs « nouveaux frères ». On avertit l’ennemi d’une prochaine frappe d’artillerie sur sa tranchée, tout en l’invitant à se « planquer » dans la nôtre.
Les différentes histoires nationales ont occulté ces événements. Patriotisme et honneur national obligent! Vous le savez, l’État et l’Armée ne se trompent jamais[12] ! D’où une connaissance récente de ces faits inusités (décennie 1990) honteusement camouflés pendant plus de quatre-vingts ans. Bien que ces fraternisations ne changèrent rien à la situation, car la guerre allait continuer, elles furent et restent encore touchantes. Derrière ces gestes fraternels, mêmes marginaux, il n’y a ni arrières pensées ni idéologies, mais, un simple sursaut de l’humain. Preuve que malgré l’enseignement de la haine, le meilleur de l’humain peut toujours ressurgir en constatant l’absurdité de la guerre. C’est la leçon de ces fraternisations de 1914.
Marc Bordeleau
Professeur d’histoire
[1] Cette guerre fut déclarée par la France au Royaume de Prusse à qui on prêtait des intentions de contrôle de l’Espagne. Elle se déroula du 19 juillet 1870 au 29 janvier 1871. Elle aura pour conséquences : la défaite française, la chute de Napoléon III et l’unification de l’Allemagne.
[2] Le 1er septembre 1870, l’Empereur Napoléon III se trouve encerclé, avec son armée de 120 000 hommes, à l’intérieur de la ville de Sedan et capitule le lendemain. La nouvelle de la défaite fut connue à Paris dans la nuit du 3 au 4 septembre 1870. Les Parisiens déclarèrent la déchéance de l’empereur et du Second Empire et proclamèrent la Troisième République.
[3]Henriette Caillaux assassina, le 16 mars 1914, le directeur du journal Le Figaro, Gaston Calmette en l’abattant à bout portant avec un pistolet. Par ce geste, elle voulait laver la réputation de don époux, Joseph Caillaux, ministre des Finances du gouvernement Doumergue, réputation que Le Figaro aurait entachée. Le procès de la dame s’ouvrit le 20 juillet 1914 et se termina le 28 juillet, par l’acquittement de cette dernière. Les interventions politiques lors de ce procès marquèrent les esprits plus que le deuil des Habsbourg de Vienne.
[4] La Russie s’était rapprochée de la France dans les années 1890, car elle avait été délaissée par l’Allemagne du Kaiser Guillaume II. L’État russe se voyait comme le protecteur des Slaves des Balkans (Serbie) et en 1912 et 1913 souhaitait une aide française. La France finançait l’industrialisation russe et arma les Serbes, sans plus.
[5] Début de la construction d’une flotte de guerre allemande sous l’Amiral von Tirpitz.
[6] Doctrine et politique de construction navale, principale force militaire des grandes puissances.
[7] Un seul exemple, l’industrie française produisait en 1914, 4000 obus de 75 kg par jour et environ 116 000 par jours en 1916. Le Royaume-Uni produisit 300 mitrailleuses en 1914 pour 6100 en 1915. Sans négliger les rappels du Front et l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, plus de 300 000 en France et près d’un million d’Anglaises.
[8] Le Poilu est le surnom du soldat français et le Boche, celui des Allemands.
[9] Deux seules vraies grandes batailles navales sont répertoriées de 1914 à 1918 dont celle de Jutland en 1916.
[10] Voir à ce sujet le magnifique film de Christian Carion. Joyeux Noël (2005).
[11] Territoire situé entre deux tranchées ennemies.
[12] Un des acteurs du film Joyeux Noël, Dany Boon, racontait que les généraux français cessèrent de collaborer en lisant le scénario. Le film qui devait être tourné en France le fut plutôt en Roumanie. (V.interview de D. Boon sur le site de L’INA).