La crise ukrainienne aura soulevé les craintes de voir revenir en force la menace, à peine voilée, d’une nouvelle guerre froide. Jamais depuis la chute de l’Union soviétique en 1991, le fossé n’avait été aussi grand entre les puissances occidentales et la Russie.
Accusée d’alimenter l’instabilité régionale, la Russie a été isolée et sanctionnée tandis que l’Ukraine et l’Europe se sont présentées comme des victimes, non préparées à l’agression de leur grand voisin. S’il est difficile de nier l’ingérence de Moscou dans les affaires internes de l’Ukraine (l’ancien premier ministre ukrainien l’ayant reconnu publiquement), il serait pertinent de comprendre le pourquoi de ces actions.
La trahison de l’OTAN
Au moment de la chute de l’URSS à la fin des années 80, Washington et Moscou se seraient verbalement entendues pour ne pas élargir l’OTAN au-delà de l’Allemagne réunifiée, en vain. Entre 1999 et 2004, 12 nouveaux États vont devenir membres de l’organisation militaire. Ils ont un seul point commun : ce sont tous d’anciens pays du bloc communiste, qui, rappelons-le, craignaient une résurgence de la Russie. La méfiance commence ici et Vladimir Poutine n’a pas manqué de le rappeler en mars dernier, pendant son discours sur le rattachement de la Crimée : Les Occidentaux « nous ont menti à plusieurs reprises… » et cela a commencé avec « l’expansion de l’OTAN vers l’Est ».
Alors que l’Union soviétique n’avait qu’une frontière d’à peine 130km avec l’OTAN en Laponie (Norvège), la Russie se retrouve aujourd’hui avec 1070km de frontières communes, et demain, possiblement plus de 3200km si l’Ukraine et la Géorgie venaient à rejoindre l’organisation. Cette pression militaire s’exerce directement dans son « ventre mou », c’est-à-dire sa frontière la plus fragile et la moins protégée par la nature (pas de chaîne de montagnes, par d’océan, pas de glacier…). Pour un État souhaitant défendre son territoire, l’expansion de l’OTAN à ses frontières occidentales n’est pas une garantie de sécurité. Mais ce n’est pas tout.
Stratégiquement, le déploiement d’un système de défense antimissile, plus couramment appelé bouclier antimissile, opérationnel dès 2018 en Europe participe depuis plus de 10 ans à saper les relations entre l’OTAN et la Russie. Alors que Washington n’a cessé de préciser que ce bouclier était conçu pour protéger ses alliés européens de menaces potentielles que représenteraient des États voyous comme l’Iran, Moscou rappelle au contraire que ce système viendra directement annuler toutes ses capacités de défense nucléaire en cas d’attaque et donc fragiliser sa sécurité physique. C’est une atteinte supplémentaire à sa défense nationale.
Diplomatiquement enfin, Moscou s’est sentie oubliée, mise à l’écart des grandes questions régionales dans les années 90, comme si les puissances occidentales ne pensaient plus essentiel de négocier avec Moscou pour résoudre les crises internationales. Les premières interventions de l’histoire de l’OTAN (en Bosnie et au Kosovo) sont révélatrices de la passivité diplomatique de la Russie, sinon de son incapacité à se faire entendre auprès de ses « nouveaux partenaires ». La Russie n’utilisera d’ailleurs pratiquement jamais son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations-Unies dans les années 90, comme si elle s’était résignée à jouer le rôle secondaire que lui avaient octroyé les puissances occidentales.
De la confiance à la méfiance
Ainsi, le maintien de l’OTAN, ses interventions, ses élargissements, le déploiement d’un bouclier antimissile, la mise à l’écart de la diplomatie russe, auront contraint Moscou à s’affirmer plus ouvertement dans les dernières années. La Russie a tout bonnement été oubliée, en tout cas c’est le sentiment qui règne dans les couloirs du Kremlin à Moscou. Les puissances occidentales ont pensé, à tort, que la disparition de l’URSS signifiait l’alignement automatique de la nouvelle Russie sur les politiques de l’Ouest. Comme si un millénaire d’histoire et un siècle de confrontation pouvaient s’effacer en seulement 10 ans.
Pour Moscou, le terme de « partenaire » n’est plus approprié pour décrire sa relation avec l’OTAN, tant les récents développements semblent la menacer directement. D’ailleurs, sur les 11 menaces extérieures à la sécurité de la Russie, identifiées dans le livre blanc de la défense russe 2010-2020 (p: 3-4), la moitié sont reliées à l’OTAN ou aux États-Unis tout en occupant le podium des menaces les plus importantes. Le terrorisme, lui, s’il est bien considéré comme une menace, n’apparaît qu’à la dixième place.
En parallèle, Moscou a décrété l’augmentation massive de son budget militaire (400% sur 15 ans) pour devenir le 3e budget mondial, la professionnalisation de ses armées et la réappropriation de son droit de veto (utilisé huit fois depuis 2007 contre une fois pour les États-Unis). Cette stratégie, très classique, aura au moins permis à Moscou de retrouver une voix mondiale, même si pour cela, il lui faut tenir un discours régulièrement divergent des Occidentaux. Syrie, Géorgie, Ukraine, Kosovo, Zimbabwe ou Myanmar, ces crises auront démontré que la Russie est redevenue une puissance incontournable et que l’épisode d’apathie des années 90 ne fut qu’une anomalie historique.
Par Guillaume A. Callonico, professeur de science politique