« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien. Mais l’important n’est pas la chute, c’est l’atterrissage. »[1] 20 ans après le film culte « La Haine » sur le malaise des banlieues françaises, la vision des cités comme une France complétement différente persiste toujours. Cette « France » est principalement caractérisée par un taux de chômage et de décrochage scolaire important, par la ghettoïsation et par la montée de l’islam radical. Or, ces Zones Urbaines Sensibles, comme on les appelle, abritent surtout des jeunes sanctionnés par un sentiment d’exclusion, de discrimination raciale et de colère… notamment exprimée dans la tendance « rap français » actuelle. La question se pose telle quelle : qu’est-ce que ces jeunes tentent réellement de dire ? Mais tout d’abord, ces jeunes des cités, qui sont-ils ?
La question ethno-raciale
Une rancœur historique nourrie par le racisme, l’isolement et les stéréotypes marque profondément le malaise des populations issues de la décolonisation[2]. La discrimination amène notamment chez les jeunes de banlieues une vision ethnicisée du monde : « nous, les arabes, les noirs» versus « eux, les français de souche, les blancs »[3]. Historiquement, les approches postcoloniales ont influencé la construction identitaire des populations colonisées sous un regard occidental les étiquetant à un monde imaginaire exotique et inférieur. Le fossé entre les deux entités (nationaux et migrants) se creuse dut au sentiment de rejet que les populations immigrantes ressentent. Ces populations vivent donc dans un univers où l’on maintient l’opposition qui renvoie directement à l’histoire de l’occident colonial. Aujourd’hui, des jeunes Français originaires du Maghreb se retrouvent à vivre culturellement davantage dans leurs origines que dans leur présent en agitant, par exemple, des drapeaux de ce qu’ils appellent le « bled », où la plupart ne sont même jamais allés…[4]
Le « Ghetto » dans les têtes
Certes, chez les jeunes de cités il y a du ghetto dans les têtes : l’enfermement des jeunes est le produit du mécanisme d’une dure séparation avec les classes dominantes. Ces jeunes sont pris dans une société qui leur refuse le statut d’égal à égal, entretenant une forme de racisme[5] ambiant. Ce sont des citoyens de seconde zone. N’en serait-ce que par l’imaginaire que s’en font de nombreux Français : Être un jeune de banlieue, c’est fréquemment dans l’imaginaire populaire être arabe ou noir, moins éduqué et prompt à agir violemment[6]. Abdel, né à Clichy sous-bois (cité), autodidacte, parle tranquillement de sa petite société et explique le malaise de sa génération et des précédentes :
« C’est comme si la France, c’était mon père, et que moi j’étais un enfant illégitime qu’on refuse de reconnaitre… Et les gens en ont marre, voilà. Les parents, ils paient les impôts comme tout le monde, et là on les met sur le côté, c’est comme si on n’avait pas besoin d’eux. Mais on a eu besoin d’eux quand on est parti les chercher chez eux, on a eu besoin d’eux pour reconstruire la France après la 2ième guerre mondiale et aujourd’hui on en a plus besoin, dégagez, on veut plus de vous… » [7]
L’affaire Zyed et Bouna
Le témoignage d’Abdel rappelle directement l’affaire Zyed et Bouna qui débute le 27 octobre 2005, au bout du « 9-3 », dans la cité du Chêne-Pointu (Clichy-sous-Bois)[8]. En revenant d’une partie de football, Zyed, Bouna et leurs amis traversent un chantier de construction. De sa fenêtre, l’employé d’un funérarium à proximité soupçonne une tentative de vol alors que les gamins flânent depuis quelques temps. Il alerte la police et dix minutes plus tard la première voiture arrive. Aussitôt le groupe s’enfuit. Zyed, Bouna et leur copain Muhittin pénètrent l’enceinte d’une centrale EDF. Devant la gravité de la situation, les policiers ne réagissent pas et quittent les lieux. Alors que la nuit tombe, les trois jeunes escaladent les 4 mètres qui entourent le transformateur. Un arc électrique se forme et les trois garçons sont soulevés de terre par une décharge électrique de 20 000 volts. Bouna et Zyed meurent sur le coup[9], mais Muhittin, brulé sur 10% du corps[10], parvient à se hisser au dehors. Quinze minutes après l’annonce officielle de la mort de Bouna Traoré et Zyed Benna, un premier véhicule s’enflamme à Sevran[11].
Ce premier scénario s’inscrit dans une période enflammée de violences urbaines qui perdureront pendant trois semaines dans les quartiers identifiés Zones Urbaines Sensibles (cités). Les émeutes sont premièrement dirigées contre la police dans la rage de deux jeunes adolescents « morts pour rien », mais elles suscitent également la problématique du traitement différentiel entre les nationaux et les « immigrés ». Quoique l’étincelle du mouvement soit la mort des deux garçons, la discrimination raciale est largement attribuable aux émeutes de l’automne 2005[12]. Elles expriment la réalité dure de ces jeunes de banlieues exclus du discours de la société, pris dans un contexte de non-adhésion, de rejet de la collectivité. Certes, souvent, d’un point de vue extérieur, l’expérience de ces jeunes est prédéterminée. Comme si être un jeune de cité c’est obligatoirement être fils d’immigré, être voué à l’échec scolaire, être voué à la pauvreté et conséquemment se tourner vers le trafic comme seule réponse à ses moyens pour se payer la coiffure « renoi » branchée.
Aujourd’hui, à Clichy sous-bois, quartier d’où son parties les émeutes de 2005, il n’y a plus de confiance envers la France : dix ans après le drame Zyed et Bouna, le tribunal décide que les deux policiers n’avaient pas conscience d’un danger « certain et imminent » pour les jeunes lorsqu’ils ont quitté les lieux. Il n’y aura donc pas de condamnation dans l’affaire[13]. La colère des jeunes de cités exprimée dans le bordel des violences urbaines de 2005 renvoient alors effectivement à un message important : si l’on veut changer le comportement des gens il faut tout d’abord leur donner une dignité. Ce n’est pas surprenant que par exemple lorsqu’on regarde le Stade de France à Saint-Denis (Clichy sous bois), symbole de fierté dans l’expérience des cités, il n’y a jamais eu un seul graffiti[14].
[1] Wikiquote, [En ligne], http://fr.wikiquote.org/wiki/La_Haine, (consulté le 2 juin 2015)
[2] (2012), « Banlieues françaises : 30 ans de malaise », Euronews (2012), http://fr.euronews.com/2012/11/09/banlieues-francaises-30-ans-de-malaise/, (consulté le 3 juin 2015)
[3] Mauger, Gérard (2013), « Les raisons et les causes de novembre 2005 », huffingtonpost (France), http://www.huffingtonpost.fr/gerard-mauger/les-raisons-et-les-causes-de-lemeute-de-novembre-2005_b_4259589.html, (consulté le 3 juin 2015)
[4] Armati, Lucas (2015), « Mohamed Mechmache : « La banlieue n’est pas le problème, mais une partie de la solution », Télérama, http://www.telerama.fr/monde/mohamed-mechmache-la-banlieue-n-est-pas-le-probleme-mais-une-partie-de-la-solution,121483.php , (consulté le 3 juin 2015)
[5] INJEP, Opt.cit
[6] Lucas ARMATI, Opt.cit
[7] EURONEWS, Opt.cit
[8] Chemin, Ariane (2005), « Le dernier jour de Bouna Traoré et Zyed Benna », Le Monde, http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2005/12/07/le-dernier-jour-de-bouna-traore-et-zyed-benna_718481_3208.html, (consulté le 2 juin 2015)
[9] Ariane Chemin, Opt.cit
[10] Le MONDE, Opt.cit
[11] Pascale ROBERT-DIARD, Opt.cit
[12](2011), « On prend mal le problème des banlieues, juge Patrick Braouezec », Le Point, http://www.lepoint.fr/fil-info-reuters/on-prend-mal-le-probleme-des-banlieues-juge-patrick-braouezec-22-11-2011-1399185_240.php, (consulté le 2 juin 2015)
[13] Le MONDE, Opt.cit
[14] Lucas ARMATI, Opt.cit