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Une enfant des Guerres de Religion : La Raison d’État

Il est difficile de définir ce qu’est la Raison d’État. D’abord, parce que ce concept a plusieurs définitions associées autant à la politique intérieure des États qu’à leur politique étrangère. On confond la Raison d’État à la Realpolitik, au pragmatisme, à la sécularisation des relations entre États et à la sortie du politique de la sphère morale (la fin justifie les moyens). La Raison d’État excuserait les guerres, la censure et la répression (ou le sacrifice) de toutes revendications intra étatiques menaçant les intérêts supérieurs de la Nation. C’est aussi en son nom qu’on contient les ambitions expansionnistes des États voisins et adversaires. Autre difficulté, à quel moment naît ce concept? Sous Cicéron (63 av. J-C.)? Avec Le Prince de Machiavel (1513-1532) ? Sous le cardinal de Richelieu (1585-1642)? Dans les faits, la Raison d’État est l’expression d’une époque particulière, celle de la mise en place des États monarchiques et centralisateurs se greffant sur une « communauté nationale ». Nous présenterons donc ici l’origine de la Raison d’État comme principe de politique intérieure.

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Ainsi donc, la Raison d’État est enfant des XVIe et XVIIe siècles.  Les nouveaux États monarchiques et « nationaux », construits à cette époque, offraient aux peuples une relative unité politique. S’appliquait alors le slogan: « un roi, une loi, une foi ». Mais cet élan fut ralenti par la crise religieuse européenne divisant et morcelant violemment les États autour des différentes réformes protestantes et de la contre-réforme catholique.[1] Au sein de ces monarchies nationales se déchiraient des communautés défendant différentes définitions du christianisme institutionnel et de son enseignement. Certains (des grands nobles ou seigneurs), profitèrent de cette crise religieuse et l’utilisèrent pour contrer le projet de centralisation administrative des rois. L’autorité royale est donc confrontée à la présence plus ou moins importante de minorités religieuses chrétiennes qui parfois s’organisèrent politiquement autour de grands chefs. C’est dans cette situation paradoxale, entre unité politique et division religieuse, que naquit l’idée de Raison d’État.

Au départ, les rois souhaitaient éradiquer de leur territoire les communautés ecclésiales rebelles. Ils visaient l’uniformité religieuse et se sont butés à des confessions minoritaires, mais quantitativement importantes. Certaines minorités ecclésiales se sentant menacées par les politiques royales se constituèrent en Ligues, sortes d’alliances militaires défensives, à la tête desquelles se trouvaient de grands nobles ou princes (ex.: Bourbon-Condé). Ces Ligues étaient une réplique aux attaques fanatiques de la majorité et/ou provoquèrent la naissance de Ligues adverses. Ainsi, les États européens sombraient dans une logique de guerre civile religieuse. Ce fut le cas globalement entre les années 1562 et 1648. Ces guerres allaient démontrer que la destruction complète des dissidents religieux était une chimère.   Ce fut le cas dans le Saint-Empire-romain-germanique[2] et en France[3]. L’annihilation des « réformés » en pays catholiques ou des « papistes » en zones protestantes était impossible. Malheureusement, il faudra de longues décennies de guerre pour s’en apercevoir. C’est pourtant ces guerres qui permettront l’élaboration de cette « doctrine » de Raison d’État.

Déjà, au sein du Saint-Empire, l’Empereur Charles Quint, découragé, comprit qu’il était irréaliste, après des années de guerre religieuse, de détruire les églises luthériennes. Pragmatique, car sans choix[4], il proposa la Paix d’Augsbourg de 1555, où, au sein de l’Empire germanique (qui était un État féodal et fédéral composé de plus de 300 États souverains), les princes choisissaient de manière permanente la religion de leur État (cujus regio ejus religio). Cette paix, bien qu’imparfaite[5], était l’amorce d’un principe qui deviendrait plus tard, en 1648, avec le Traité de Westphalie, le respect de la souveraineté ou, dans un langage moderne, mais anachronique, de non-ingérence (ici dans les affaires religieuses d’un État). Un autre Habsbourg, beaucoup moins prudent, l’Empereur Ferdinand II, voudra imposer le catholicisme aux princes protestants de l’Empire. Cette ambition allait déclencher, en 1618, l’horrible Guerre de Trente-Ans (1618-1648) dont les conséquences sur la doctrine de Raison d’État, appliquée à partir de là dans les relations internationales, seront présentées dans un prochain article.

Comme dans le Saint-Empire, la France est aux prises avec le « problème » d’un clivage confessionnel. Comme Charles Quint et Ferdinand, les rois de France (dynastie des Valois) eurent la volonté de faire disparaître ces groupes. Pour la France, la forme unitaire de l’organisation gouvernementale empêchait une solution de type Paix d’Augsbourg pour résoudre le conflit religieux. Seules deux solutions demeuraient : imposer une foi unique par la force ou créer l’unité autour de l’État en exerçant la tolérance religieuse. À partir de 1560, la politique royale naviguait entre ces deux bouées et certains « politiques » croyaient la paix religieuse nécessaire. Ce fut le cas, par intermittence, pour Catherine de Médicis, mère et régente des derniers rois Valois.

Lors des huit Guerres de Religion (1562-1598), entrecoupées de plusieurs traités de paix entre catholiques et protestants, on constata que ces conflits internes ouvraient la porte aux interventions étrangères qui affaiblissaient le pays. Pendant ces guerres, des États voisins (donc étrangers), sous motifs de solidarités religieuses à l’égard des Ligues catholiques (Espagne) ou protestantes (Angleterre, « Suisse », Saint-Empire) de France s’ingéraient directement dans les affaires du Royaume. La présence de ces armées étrangères montrait les véritables desseins de ces pays adversaires des rois de France, soit diminuer la puissance de ces derniers. À cette occasion, plusieurs membres influents du Conseil Royal[6], des élites politiques françaises et des humanistes proposaient la paix entre Français. Ils préféraient vivre avec les huguenots plutôt que sous l’occupation de nations étrangères. Naissait alors un « parti » de catholiques modérés, côtoyant les fanatiques, souvent nourris par le gallicanisme, appelé parti des « Politiques », plus favorables à la vigueur de l’État français qu’à l’unité religieuse. C’est donc au nom de la Raison d’État que ces gens proposèrent la paix aux protestants de France. Ils finiront par avoir gain de cause avec la proclamation de l’Édit de Nantes de 1598. Pour ces hommes politiques, l’unité de la nation derrière son roi était plus importante que l’unité catholique. C’est pour défendre la puissance du Roi, donc de la France, que ces personnes devinrent relativement tolérantes. L’État, plutôt que l’Église allait transcender les sujets du Royaume.

À partir de 1598, la France, forte de son unité relative, pouvait se permettre de diviser ses adversaires politiques en alimentant chez eux la division religieuse. Elle s’ingéra lors de la Guerre de Trente-Ans dans les « affaires religieuses » des Habsbourg de Vienne, ennemis de toujours, pour diviser le Saint-Empire. À ce moment, la France, catholique mais « tolérante », pouvait tisser un réseau d’alliances contre ses ennemis sans aucune solidarité religieuse. La division du Saint-Empire consolida l’influence de la France en Europe. C’est en sortant de cette guerre, en 1648, que le concept de Raison d’État allait aussi s’appliquer aux relations internationales. L’épuisement face au fanatisme et à la violence religieuse allait ouvrir la voie à une réforme des relations entre sujets et État, de même que dans les relations entre les États.

Marc Bordeleau

Professeur d’histoire

 

[1] Les réformes protestantes sont nombreuses, celle de Luther, de Calvin (Genève), Zwingli (Zurich), Bucer (Strasbourg) etc. L’Église catholique se réforma lors du Concile de Trente (1545-1563) et un élément de sa réforme fut de stopper le protestantisme. On parle alors de contre-réforme.

[2] Nous utiliserons aussi les termes d’Empire, de Saint-Empire ou d’Empire germanique. La guerre de religion débuta dans l’Empire en 1531.

[3] Entre les années 1500 et 1650, le Royaume de France comptait 18 à 20 millions d’habitants. Les historiens estiment que les protestants français, de confession calviniste, appelée aussi huguenots, formaient 10% de la population, soit un nombre frôlant les 2 millions de protestants. C’est une « grosse » minorité. Cette dernière chuta de près de 50% suite aux décès mais surtout aux conversions.

[4] C’était soit la paix religieuse, soit la sécession de plusieurs États germaniques ayant pour conséquences l’éclatement du Saint-Empire et l’affaiblissement des empereurs Habsbourg.

[5] Charles Quint avait négligé la confession calviniste qui prit de la vigueur un peu plus tard.

[6] Dont le Chancelier du Royaume de France, Michel de L’Hospital, entre 1560 et 1573.

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