En décembre 2014, Vladimir Poutine affirmait que la volonté des États-Unis d’incorporer l’Ukraine à l’OTAN relevait d’une vieille pratique occidentale d’endiguement de la Russie (ou de l’ex- URSS). Ailleurs, en Asie de l’Est, les États-Unis et leurs alliés s’inquiètent de l’influence croissante de la République populaire de Chine dans la région, surtout avec la modernisation de sa marine. Une stratégie d’endiguement semble mise en oeuvre pour contenir les Chinois et en ce sens, les Américains vont jusqu’à offrir « un surprenant partenariat » au Vietnam, pourtant ennemi idéologique![1]L’objectif américain : préserver l’équilibre des Puissances en Asie-Pacifique.
Équilibre des puissances, endiguement, alliances inusitées et incohérences idéologiques ne sont pas des nouveautés dans les relations internationales. L’histoire nous donne des précédents.
Le principe d’équilibre des Puissances (ou équilibre continental) et les moyens pour l’obtenir, comme l’endiguement, apparaissent explicitement dans les relations internationales lors des négociations et surtout l’application des traités de Westphalie qui mettaient fin à la Guerre de Trente-Ans (1618-1648). Ici, le terme d’endiguement est anachronique mais la pratique précède souvent les mots. Ces traités détruisirent les visées hégémoniques des Habsbourg de Vienne sur l’Europe centrale et le monde allemand.
Après 1648, nous verrons la formation systématique de coalitions contrant des États belliqueux et expansionnistes coupables d’attentats à l’équilibre et causant les guerres. Il en sera ainsi contre Louis XIV, entre 1667 et 1713.Frédéric II de Prusse, Élisabeth et Catherine II de Russie, subirent, dans une moindre mesure, la même médecine que le Roi-Soleil. Notons tout de même que les membres d’une coalition sont interchangeables et que l’ennemi d’hier peut devenir l’ami du jour. Ce fut le cas lors du renversement des alliances quelques années après la Guerre de Succession d’Autriche en 1756.[2]
C’est pourtant avec la Révolution française et l’époque napoléonienne (1789-1815) que l’équilibre des Puissances et l’idée d’endiguement prendront tout leur sens. L’Europe sera alors submergée par l’universalisme des principes « libérateurs », donc prosélytes, de la Révolution française. Les révolutionnaires français exportaient leurs « lois » ( fin de la féodalité, rois détrônés, instauration de codes civils ) via les guerres révolutionnaires (1792-1802) et les marchands français protégeaient leurs intérêts, détournant à leur profit la dynamique économique européenne avec les guerres napoléoniennes (1802-1815) et l’Empire. Lors de ces vingt-cinq années de conflits, pas moins de sept coalitions de pays européens furent nécessaires pour diminuer puis endiguer cette traumatisante hypertrophie française. La Révolution française comme Napoléon ont brisé l’équilibre westphalien.
C’est pourquoi toutes les cours européennes furent soulagées lors de la défaite définitive de Napoléon 1er à Waterloo, le 18 juin 1815[3]. Les vainqueurs voulaient instaurer un nouvel ordre européen. Ce dernier reposait sur la légitimité (retour aux rois légitimes), la réaction (détruire le souvenir de la Révolution) et le concert des Nations[4]. Tout cela passait par l’isolement de la France. Ce fut là l’oeuvre du Congrès de Vienne de 1814-1815.
À Vienne, les puissances victorieuses n’eurent pas la même définition de ce concert qu’elles devront pourtant diriger. Certes, elles sont d’accord sur la nécessité d’isoler la France et de la contrôler via la Quadruple-Alliance (Angleterre, Autriche, Prusse, Russie) mais, en même temps, elles cherchent à « s’endiguer » mutuellement. Bref, on ne se méfie pas que de la France. Une rivalité forte s’installe entre l’Angleterre et la Russie. La Russie, consciente de sa force (elle a battu Napoléon en 1812), cherche l’obtention de la suprématie continentale par l’équilibre des puissances maritimes alors que l’Angleterre vise l’équilibre continental pour préserver sa suprématie maritime. Les deux visions sont donc contradictoires et potentiellement conflictuelles.[5]Ainsi, la France ne sera plus la seule menace impérialiste. Dans ce contexte, Paris recevra la proposition d’un étonnant partenariat, celui de se joindre à la Sainte-Alliance, surtout animée par le Tsar Alexandre 1er [6].Cette alliance à caractère religieux réunit à la Russie d’autres états réactionnaires tels que la Prusse et l’Autriche. Le but de la Sainte-Alliance était d’intervenir partout en Europe pour écraser le libéralisme ou l’éveil national d’un peuple. L’Angleterre refusa d’y adhérer, elle qui avait un régime monarchique libéral et constitutionnel. Quelle surprise quand la France du roi Louis XVIII s’y joignit, participant à la répression du mouvement libéral espagnol (1823). Le pays de la Révolution était alors en pleine réaction légitimiste. Donc soudainement, pour le Tsar, la France ennemie d’hier devenait côtoyable. En réalité, l’intégration de la France dans la Sainte-Alliance, qui avait un droit d’intervention partout en Europe, servait surtout les intérêts russes. La Sainte-Alliance était l’outil de la domination russe sur le continent. Le ministre des Affaires étrangères anglais, Castlereagh, l’avait compris.
Devant cette menace, les diplomates anglais ne furent pas en reste. Ils réagirent aux ambitions russes sans oublier la France et tentèrent un double endiguement. Celui de la France fut réglé avec la Quadruple-Alliance et la création d’États tampons tels que le Royaume des Pays-Bas qui, sous l’autorité de la famille des Nassau, réunissait les Pays-Bas espagnols et les Provinces-Unies. Ce nouvel État qui limitait l’accès des Français à mer du Nord allait éclater en 1830 avec la création, sur le territoire des ex-Pays-Bas, de la Belgique à qui l’Angleterre garantit la neutralité.
Pour neutraliser la puissance russe de même que la France, Castelreagh mise sur une Confédération germanique forte et tenue solidement par les Autrichiens et surtout par les Prussiens. Pourtant, Londres dut abandonner la Prusse car elle était obstinément alliée à la Russie. Berlin utilisait l’aide russe pour tenter de contrôler les États allemands de la Confédération et Saint-Pétersbourg était fidèle à Berlin pour avoir du soutien dans sa quête de domination continentale. Les Britanniques s’alignèrent donc sur l’Autriche de Metternich. Malgré tout, c’est sans doute encore cette volonté de double endiguement de la France et de la Russie qui explique le « silence » britannique devant l’unification allemande de 1864 à 1871 sous l’autorité de Bismarck et de la Prusse. Si la naissance de l’Empire allemand en 1871 vint détruire l’ordre instauré en 1815, les principes d’équilibre des puissances, d’endiguement allaient perdurer. Pour Londres, le principe d’équilibre fut plus important que les modifications de la carte européenne.
Bref, derrière le principe d’équilibre se cachait et se cache encore pour chacun des États dominants le désir de préserver sa puissance tout en limitant celle des autres. Cette volonté va au-delà de la lettre des traités et des solidarités idéologiques ou du moment. Aujourd’hui, comme pour la France ou la Russie après 1815, nous pouvons poser la question suivante pour de nouveaux acteurs : La Chine et la Russie peuvent-elles redevenir de grandes puissances?
Marc Bordeleau
Professeur d’histoire
[1] Lire ce texte mis en hyperlien de Guillaume Callonico sur Monde 68.
[2]De 1519 à 1756 la France et l’Autriche étaient rivales et en 1756, le Royaume de France accepte de se lier aux Habsbourg de Vienne.
[3] Défaite définitive, car Napoléon Bonaparte avait abdiqué une première fois en avril 1814.
[4] Ici l’expression est l’équivalent d’équilibre des puissances ou d’équilibre continental.
[5] Jacques Droz : Histoire diplomatique de 1648 à 1919. 3e édition, Paris, Dalloz, coll. : « Études politiques, économiques et sociales. » 1972. 614 pages. Page 272
[6] La France s’était jointe à la Quadruple-Alliance en 1818. On l’accepta par égard pour le roi Louis XVIII.