Partager la publication "Le retour du service militaire en Suède? : Un vieux réflexe pour préserver l’équilibre en Mer Baltique."
La récente décision du gouvernement suédois de rétablir le service militaire annuel obligatoire (mais sélectif)[1] auquel s’ajoute, le retour de la conscription, peut surprendre. Surtout qu’elle émane d’un gouvernement minoritaire[2] formé d’une coalition entre les partis sociaux-démocrates et verts, recevant l’appui des partis d’opposition (centre-droite) du Sveriges Riksdag (Parlement suédois). Stockholm avait pourtant aboli ces deux mesures en 2010, croyant qu’une armée composée de 20 000 soldats suffisait à la protection du territoire national surtout suite à la chute du Bloc soviétique (1989-1991) qui mettait un terme à la Guerre froide. Aussi, l’adhésion de plusieurs pays d’Europe de l’Est à l’Union européenne[3] ou à l’OTAN, contribua à la « diminution » des tensions et des menaces dans la Baltique et donc, à la réduction de l’effort militaire de l’État suédois. Ce dernier proposait, depuis 1990, une baisse des dépenses budgétaires liées à la Défense.
La résurgence de la puissance russe sous Vladimir Poutine, s’incarnant par exemple, dans l’annexion de la Crimée par Moscou (mars-avril 2014) inquiète les Suédois. Leur gouvernement augmente depuis les moyens de défense du pays. Inquiétudes grandissantes quand en 2014 puis en 2015, on observa la présence de sous-marins russes dans les eaux territoriales suédoises[4]. La Suède réagit immédiatement par une hausse des budgets militaires dont, 4.7 millions d’euros supplémentaires (45 millions de SEK – couronnes suédoises – portant ces dépenses à 1% du PIB suédois) pour la seule année 2015.[5] Stockholm ne craint pas une attaque directe de son territoire par les Russes, mais la prise en contrôle de la Mer Baltique par ces derniers. Chose possible dans un éventuel conflit entre Moscou et les États Baltes, ralliés à l’OTAN. C’est pour cette raison que Stockholm a décidé de remilitariser l’île Gotland, dans la Baltique.[6] Comment comprendre cette « remilitarisation » de la Suède alors qu’elle pratique une politique officielle de neutralité[7] et qu’elle n’adhère pas, par exemple, à l’OTAN? La neutralité officielle de la Suède, sa petite population (un peu plus de 9.5 millions d’habitants) [8]n’exclut pas la présence d’intérêts économiques, sécuritaires et géostratégiques. Ce retour du service militaire obligatoire (sélectif) et de la conscription, s’élargissant aussi aux femmes, sans être exclusif à la Suède[9], témoigne d’une crainte multiséculaire de Stockholm face à la Russie sa voisine, surtout au sujet du partage des eaux de la Baltique. Pour être plus clair, l’enjeu, c’est la Baltique. Rien de bien nouveau pour la Suède. Dans les faits, elle fut la première « nation en armes » de l’histoire, le premier pays européen à avoir une armée nationale permanente alors que la plupart des autres États employaient des armées de mercenaires.[10] La Suède posséda un empire qui perdura grosso modo de 1629 à 1719-21, période où elle était la Grande Puissance de la Baltique.
Un petit pays capable militairement.
Au XVIe siècle, la Suède quitta l’Union de Kalmar dominée par le Danemark. Stockholm refusait la centralisation administrative vers Copenhague. Gustave Eriksson Vasa proclama l’indépendance de la couronne de Suède en 1521, couronne qu’il put ceindre en 1523 en chassant les Danois de Stockholm[11]. L’adhésion de Gustave 1er à la Réforme luthérienne (créant des églises « nationales »), consolida certainement son autorité.[12] Évidemment, le Danemark fut le premier ennemi de la Suède et tenta de l’emprisonner dans la Baltique en lui bloquant l’accès du Sund.[13] Donc, la circulation sur la mer Baltique était déjà un enjeu. Autour de ce dernier, la liste des ennemis de la Suède s’allongeait : Prusse-Brandebourg, Pologne et surtout la Russie.
Ce nouveau royaume suédois, doté d’une économie de subsistance, reposant majoritairement sur la paysannerie et l’agriculture, avait un relatif accès au commerce de la Baltique, via la Hanse, vendant du bois, du cuivre, du fer, quelques armes et du beurre. Le territoire suédois comprenait alors une grande partie de la Finlande et était peuplé d’environ 1 million d’individus.[14] Comment ce petit pays a pu établir la première armée monarchique, nationale, permanente et moderne lui permettant de construire un empire avec une si petite population et de modestes revenus?
L’isolement relatif de la Suède, sa « pauvreté » et la crainte des rois de la dynastie Vasa, face à de possibles désordres sociaux, rendaient sans doute impossible la constitution d’une armée de mercenaires. Ces derniers devaient être régulièrement payés pour éviter qu’ils se révoltent et pillent le territoire de leur employeur. Se débrouillant seuls contre les Danois, éloignés géographiquement et cimentés par le luthéranisme, les Suédois développèrent le « caractère national le plus précoce » d’Europe. Bref, le rejet d’une armée de mercenaires et ce caractère national exigeaient une nouvelle organisation militaire.
Dès 1544 apparaît la première forme de conscription. On réunissait les hommes de 18 à 40 ans (des villageois surtout) dans une circonscription militaire (rote ou rota) enrégimentant 10% d’entre eux. La couronne suédoise en pénurie de monnaies ne pouvait pas solder ses militaires en espèces sonnantes. Elle opta donc pour le don de terres agricoles aux soldats paysans.[15] Avec le temps, et les limites en terres agricoles, le roi de Suède permettait aux soldats de déduire leur solde des impôts qu’ils lui payaient. La conscription provoqua toutefois des révoltes paysannes car certaines provinces suédoises y voyaient une chute drastique de leur main d’œuvre (même chose dans les régions minières (fer et cuivre). Aussi, pour faire taire ces mécontents, Stockholm permit des exemptions pour les mineurs (travailleurs des mines), les fils uniques de veuves et favorisera le recrutement de valets avant celui des fermiers.[16] Malgré ces exemptions, la Suède constitua vers 1623, une impressionnante armée, considérant sa population, de 36 000 soldats d’infanterie, réunis en 240 compagnies.[17] Mais à cette date, les règles du jeu changèrent : on enrôlait pour trente ans les jeunes paysans entre 15-18 ans, à partir de listes élaborées dans leurs villages d’origines et colligées par les Pasteurs luthériens.[18] Cela permit d’enrôler 8000 nouveaux soldats en 1626 et 13 500 en 1627. Pour leur part, les nobles joignaient la cavalerie en payant leur matériel.
C’est à ce moment que la Suède intervint dans la Guerre de Trente-Ans, soutenant les princes protestants de l’Empire germanique contre les volontés centralisatrices des Habsbourg (catholiques) de Vienne. Cette intervention démontra la solidarité idéologique protestante, confirmant ainsi le rôle du luthéranisme dans l’unification de l’armée suédoise. Mais la priorité de Stockholm fut d’interdire l’accès ou le contrôle de la mer Baltique aux Habsbourg de Vienne, s’ils devenaient maîtres des États allemands septentrionaux. Le Traité de Westphalie de 1648, mettant fin à cette guerre, fit de la Suède la grande puissance de la Baltique. Elle contrôlait alors une bonne partie de ses côtes et l’île de Gotland, position géostratégique avantageuse. C’est pour préserver cet acquis que la couronne suédoise continua à faire la guerre à ses ennemis traditionnels, dont la Russie. Ces guerres continuelles contribuèrent à l’effondrement de l’empire suédois, à la chute des Vasa dont les successeurs ne firent guère mieux que de ralentir le déclin[19]. Sans moyens financiers solides, sans réelles capacités fiscales permettant la hausse de ses revenus, la monarchie suédoise construisit un empire qui fut un colosse aux pieds d’argiles. Les défaites allaient se succéder entre 1670 et 1721 et la Suède se vit remplacée par la Russie. L’armée nationale suédoise a survécu à ces défaites mais son financement allait ouvrir une crise fiscale et politique entre le roi et la noblesse de Suède, mais c’est une autre histoire.
Derrière la remilitarisation récente de la Suède se dessine donc une volonté de préserver ses intérêts nationaux ou européens. Ces intérêts sont politiques, géostratégiques et économiques. Les produits suédois (Volvo, Ikea, SAAB) circulant en Baltique, la Suède verrait d’un mauvais œil que la circulation navale y soit cadenassée pas une grande puissance. Elle n’admettrait pas plus qu’une puissance peu soucieuse de la pollution des eaux vienne régenter cette mer nordique. Si la petite population suédoise impose aux acteurs de sa politique étrangère d’intégrer à cette dernière une stratégie de neutralité et de paix, cela n’empêche pas les interventions militaires dans le cadre de l’ONU ou dans des traités de Partenariat pour la Paix avec l’OTAN. Donc, Stockholm ne rejette pas l’outil militaire. Elle le réintroduit dans sa stratégie globale, démontrant sa volonté ferme d’interdire une nouvelle mainmise sur cette voie de circulation qu’est la Baltique. Comme quoi, la surprise qui est souvent liée à l’instantanéité de la nouvelle ou des infos, ne résiste pas toujours à une mise en contexte historique. Les faits sont têtus et la préservation des intérêts en politique étrangère a la vie longue.
Marc Bordeleau
Professeur d’histoire
[1] Selon cette décision prise en mars 2017, par Stockholm, 13 000 jeunes, hommes et femmes, seront appelés à répondre à des questionnaires, à une batterie de tests sélectionnant au final, 4000 des leurs pour se joindre à l’armée. Ces jeunes seront donc en service militaire pendant une année grossissant les troupes de 4000 militaires par année.
[2] 138 sièges sur 349. 113 aux sociaux-démocrates, 25 aux Verts. 21 autres sièges appartiennent au Parti de gauche, plus ou moins ex-communistes.
[3] La Suède adhère à l’Union européenne en 1995.
[4] Parfois ces paniques émanent de rumeurs, ces submersibles seraient suédois ou allemands, mais généralement on croit qu’ils sont russes. Il en serait ainsi avec l’aviation russe dont certains appareils furent interceptés près des frontières suédoises.
[5] Le gouvernement vise une hausse de 11% des budgets militaires d’ici 2020. Le gouvernement viserait 6.2 milliards de SEK, plutôt que 5.5 actuellement et des 8 demandés par l’armée.
[6] En septembre 2016. L’île fut démilitarisée en 2015, elle est à 250 km de Kaliningrad.
[7] Nous pouvons résumer, par une formule redondante, la politique de neutralité suédoise : « depuis deux siècles, elle s’accroche à sa politique de «non-alliance militaire en temps de paix et de neutralité en temps de guerre».
[8] Les chiffres de l’Union européenne nous donne 9 747 355.
[9] Suivant ici les politiques de la Norvège instaurées en 2013.
[10] Le modèle militaire suédois d’une armée royale, nationale et permanente inspira bien sûr les rois de France en pleine construction de leur pouvoir absolu.
[11] Suite à une élection par ailleurs.
[12] Il faut dire que L’Église catholique romaine avait soutenu le Danemark.
[13] Ce détroit (entre le Danemark et la Suède) constitue une porte de sortie de la Mer Baltique vers la Mer du Nord et l’Atlantique.
[14] Pour 1.5 million au XVIIe siècle et 2 millions au XVIIIe. Nordmann, Claude J. : L’armée suédoise au XVIIe siècle. In: Revue du Nord, tome 54, n°213, Avril-juin 1972. pp. 133-149.
[15] Beaucoup étaient locataires de leurs fermes.
[16] Réformes de 1560 et de 1617. Celle de 1617, fut l’œuvre de Gustave II Adolphe qui allait faire de la Suède une grande puissance, notamment en Baltique.
[17] On parle de la population finno-suédoise à ce moment.
[18] En tenant compte des exemptions vues précédemment.
[19] Familles dites de Maison de Palatinat-Deux-Ponts (1654-1720) et Maison de Hesse (1720-1751). Intégrant les victoires éphémères de Charles XII, dont Narva, contre Pierre le Grand, Tsar de Russie.