Partager la publication "La sauce à Poutine ou la concentration subtile des pouvoirs politiques en Russie"
Dans sa Constitution adoptée en 1993[1] à la suite d’une crise dans le fonctionnement des institutions de l’État, la Russie s’autoproclame comme étant une « démocratie ».
Selon le spécialiste Robert Dahl, dont la définition du concept de « démocratie libérale » fait largement consensus dans la littérature spécialisée[2], nous sommes en présence d’un système politique démocratique lorsque les cinq critères suivants sont remplis : la reconnaissance et le respect effectif du multipartisme, des droits et libertés civiles, de l’État de droit, d’élections libres, justes, régulières et transparentes, ainsi que de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs d’État. Intéressons-nous, maintenant, à cette dernière condition.
Le critère démocratique de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs d’État
Dahl réfère à ce critère de la démocratie libérale en soutenant qu’il doit y avoir une certaine forme de division et de contrôle mutuel entre les pouvoirs d’État, c’est-à-dire qu’il faut séparer le volet « exécutif » du pouvoir, le volet « législatif » du pouvoir et le volet « judiciaire » du pouvoir, chacun ayant donc ses propres acteurs et mécanismes de surveillance de l’un sur l’autre: ce sont respectivement le gouvernement, le parlement et le tribunal.
En Russie, le pouvoir exécutif est de facto exercé par le président de la République, Vladimir Poutine, élu pour six ans au suffrage universel direct, qui s’appuie lui-même sur son bras droit qu’il nomme, en l’occurrence, ici, Dmitri Medvedev (président du gouvernement, donc premier ministre chapeautant le Conseil des ministres)[3]. Le pouvoir législatif relève de l’autorité de l’Assemblée fédérale qui est composée de la Douma d’État, assemblée de 450 députés élus au suffrage universel direct pour 5 ans, et du Conseil de la Fédération, chambre parlementaire formée de 166 représentants des sujets (régions) composant la Fédération, appelés souvent « sénateurs ». L’appareil judiciaire russe est coiffé par les trois tribunaux suivants : la Cour constitutionnelle, la Cour suprême et la Cour supérieure d’arbitrage[4].
En théorie (c’est-à-dire dans la Constitution de Russie), il ne semble pas y avoir de problème de séparation et d’équilibre des pouvoirs politiques. Sur papier, donc, la Russie est démocratique quant au critère de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs. Mais ne nous laissons pas cacher la forêt par un arbre… Le fonctionnement des institutions étatiques russes révèle ou, du moins, semble révéler une tout autre réalité…
La recette de la sauce à Poutine ou de la concentration subtile des pouvoirs politiques en Russie : des élections manipulées et truquées ?
À l’élection législative de 2011, Russie unie, le parti politique du chef d’État, a fait élire 238 députés sur 450, lui procurant ainsi une majorité abolue de sièges parlementaires (52.9 %). Nombreuses sont les voix qui se sont élevées pour dénoncer le déroulement de ces élections. C’est le cas de l’opposition politique à Poutine (le Parti communiste, le Parti libéral-démocrate et le Parti démocratique russe), de médias indépendants et d’organisations gouvernementales et non gouvernementales (l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, le Conseil de l’Europe et Golos).
On y a contesté les menaces (donc, les contraintes) de tous genres auxquelles ont fait l’objet les opposants à Poutine (pneus crevés, pression sur les électeurs, achat de votes, emprisonnement, tabassage,…), la soumission des médias publics à Russie unie (qui se poursuit encore aujourd’hui si on pense aux journalistes de Russia Today qui ont démissionné pendant la crise ukrainienne car, pensaient-elles, le poids politique était trop lourd et empêchait une information objective), ainsi que des fraudes électorales massives (bourrage d’urnes de scrutin, des électeurs qui votent plusieurs fois et des règlements électoraux mal respectés…). Au final, il en est résulté des élections législatives peu libres, peu justes et peu transparentes, dit-on.
À la lumière de ces informations, il est à tout le moins loisible de formuler l’hypothèse suivante : les élections manipulées et truquées[5] en Russie le sont au profit du parti politique de Vladimir Poutine, Russie unie, et les députés de ce parti lui en sont redevables. En d’autres mots, le pouvoir législatif n’exerce pas de véritable contrôle ou de véritable surveillance des activités de la branche exécutive du pouvoir politique, car une majorité de députés de la Douma d’État doivent leur poste à Poutine… Manoeuvre subtile, non ?[
La recette de la sauce à Poutine ou de la concentration subtile des pouvoirs politiques en Russie : un État de droit de façade ?
Si le chef de l’État russe est bel et bien en mesure de s’assurer de la loyauté de ses députés au parlement (ce qui est une première forme de concentration des pouvoirs politiques entre ses mains), il réussit à concentrer les pouvoirs politiques entre ses mains d’une autre façon; le non-respect de l’État de droit, autre condition essentielle de la démocratie libérale.
L’État de droit suppose notamment l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis les autres branches du gouvernement. Si on estime que nos droits et libertés civiles sont brimés, même par l’État, on doit pouvoir recourir à des tribunaux dont les décisions ne peuvent être téléguidées par le gouvernement (pouvoir exécutif), pour ne mentionner que ce dernier. Qu’en est-il en Russie sous la présidence de Vladimir Poutine ?
Il semble bien que la justice russe connaisse des ratés en matière d’indépendance par rapport aux autorités politiques de haut niveau[6]. Citons quelques cas désormais célèbres d’ingérence politique pour s’en convaincre : l’affaire Khodorkovski (du nom d’un millionnaire russe ayant dirigé la compagnie pétrolière Ioukos, opposant politique à Poutine qui, au terme d’un procès « arrangé », a été condamné et emprisonné en 2004 pour vol par escroquerie à grande échelle et pour évasion fiscale); l’affaire Anna Politkovskaïa (du nom d’une journaliste et une militante des droits de la personne connue pour son opposition à la politique du président Vladimir Poutine, qui a été assassinée en 2006, meurtre pour lequel on ne connaît toujours pas le nom du « commanditaire »); l’affaire Estemirova (du nom d’une autre journaliste et militante des droits de la personne connue, elle aussi, pour son opposition au chef de l’État, qui a également été assassinée, mais en 2009, autre meurtre pour lequel l’identité du « commanditaire » demeure inconnue); l’affaire Navalny (du nom de cet avocat et homme politique, adversaire politique de Poutine qui, à l’issue d’un « faux procès », a été condamné et emprisonné pour détournement de fond par la justice russe); l’affaire des Pussy Riot (…).
Sur la base de ces données, il est à tout le moins loisible d’avancer l’hypothèse qui suit : les règles du jeu sont existantes, non respectées et remises en question en Russie au profit du président Vladimir Poutine. En d’autres mots, il n’y a pas de véritable État de droit en Russie pour deux raisons : d’une part, le personnel du pouvoir judiciaire est soumis à la branche exécutive du pouvoir politique devant laquelle s’exprime ainsi une redevabilité directe (hauts responsables judiciaires) ou indirecte (autres responsables judiciaires) quant à l’obtention de positions professionnelles ; d’autre part, la corruption endémique (au niveau politique mais aussi de la population) ne favorise pas non plus l’indépendance d’un pouvoir judiciaire, contrôlé par l’exécutif, parce que celui-ci est mal rémunéré… Manoeuvre subtile, non ?
Conclusion
La loi fondamentale de la Russie l’autoproclame « démocratique ». Or, selon l’expert de la démocratie libérale, Robert Dahl, il y a cinq critères majeurs à remplir pour pouvoir être qualifié de système politique démocratique. Parmi ces conditions, il y a la séparation et l’équilibre des pouvoirs politiques.
Dans cet article, il a été démontré que la séparation des pouvoirs en Fédération de Russie est déséquilibrée au profit de l’exécutif. Si la Constitution de cette République respecte les exigences de la démocratie libérale en matière de séparation et d’équilibre des pouvoirs de l’État, l’application (du moins récente) qui en a été faite témoigne d’une autre réalité, celle d’une concentration de fait des pouvoirs d’État en Russie aux mains de son président, Vladimir Poutine.
La recette de la sauce à Poutine comprend donc deux ingrédients principaux : des élections manipulées et truquées, d’une part, ainsi qu’un État de droit pour le moins déficient, d’autre part. Bref, la Russie n’a pas une pratique démocratique en la matière; elle est plutôt très partiellement démocratique.
Le degré d’atteinte de l’idéal démocratique ne s’apprécie pas que sur le critère de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs. Que pourrait-on constater, dans ce pays, au chapitre de la reconnaissance et du respect effectif des droits et libertés civiles ainsi que du multipartisme ?
Paulo Picard (Ph.D., M.Sc., B.Sc.)
Professeur de science politique
Collège Jean-de-Brébeuf (Montréal)
[1] Il s’agit là de la loi fondamentale de cet État qui préside à l’organisation et au fonctionnement des institutions politiques de la nation.
[2] Jadis professeur émérite de science politique à l’Université Yale de New Haven, ville située dans l’État du Connecticut (États-Unis d’Amérique). L’ouvrage de Dahl dont nous nous inspirons fortement s’intitule On Democracy dont voici le reste de la référence bibliographique : Yale University Press, New Haven, 2000, 224 p.
[3] Le premier ministre est choisi au sein du parti politique ayant fait élire le plus de députés à la Douma d’État, sans nécessairement en être le chef.
[4] La première statue sur la conformité à la Constitution de la Fédération de Russie, la seconde sur les affaires civiles, pénales, administratives et autres affaires relevant des tribunaux de droit commun, et la troisième sur des litiges économiques et des affaires examinées par les cours d’arbitrages.
[5] L’élection présidentielle de 2012 n’échapperait pas elle-même à la manipulation et au trucage. D’autres observateurs iront plus loin que nous en excluant l’idée même d’une hypothèse pour davantage faire référence à des faits scientifiques suffisamment graves au point de justifier l’annulation pure et simple de l’élection législative de 2011.
[6] De l’avis, entre autres, d’organisations gouvernementales (Conseil de l’Europe et Cour européenne des droits de l’Homme) et non gouvernementales (Amnistie internationale, Human Rights Watch), ce qui est une deuxième forme de concentration des pouvoirs politiques entre les mains de Poutine.