Partager la publication "Entretien: Les frappes aériennes font le jeu des djihadistes"
Octobre 2014, le drapeau djihadiste flotte sur les hauteurs de Kobane, enclave kurde au nord de la Syrie (Lefteris Pitarakis/AP/SIPA)
(D’Amman, Jordanie) Après plusieurs semaines de frappes aériennes des Etats-Unis et de leurs alliés contre les positions de l’Etat islamique autoproclamé, un fort sentiment prévaut dans la région que la seule intervention aérienne ne résoudra pas la crise née de l’expansion du mouvement djihadiste.
« Essayons autre chose », suggère, dans cet entretien à Rue89, Cyril Roussel, géographe spécialiste de la construction territoriale en Irak et en Syrie.
Ce chercheur français est présent sur le terrain depuis 1997 et poursuit son travail, depuis quatre ans, à partir de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), en Jordanie.
Rue89 : Revenons sur les origines de cet Etat islamique autoproclamé…
Cyril Roussel : Ce qui est important pour comprendre le fonctionnement de Daesh, c’est la manière dont il s’attache au contrôle d’un territoire. Et pourquoi le message qu’il délivre fait autant d’émules au Moyen-Orient comme en Occident.
Pour aller vite et remettre les choses en perspective : les prémices de réseaux djihadistes de type Al Qaeda (dont Daesh est issu et dont il s’est ensuite séparé) sont apparues en Afghanistan dans les années 80 et plus tard en Irak avec l’intervention américaine en 2003.
En Irak, c’est donc surtout à partir de 2004, avec l’invasion américaine (sans l’accord des Nations unies), que ces groupes vont se développer (Ansar al-Islam ; Al Qaeda en Irak ; l’Armée islamique de Irak ; l’Etat islamique en Irak en 2006 qui deviendra l’EI en juin 2014).
Ils profitent de la cassure du système politique et de la destruction de la cohésion sociale, pour s’installer dans les villes de Falloujah et Ramadi qui vont, dès 2004, être les premières où se structure l’insurrection anti-américaine.
Ces villes vont devenir les fiefs de groupes comme Ansar al-Islam, et par la suite l’Etat islamique en Irak (EII), puis avec la constitution de sous-groupes en Syrie, il prendra le nom d’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Cela n’a donc surpris personne que Falloujah ait été la première ville irakienne prise par le Daesh en janvier 2014.
Quelle est la rhétorique des djihadistes ?
Ce qui est un fait avéré, c’est que dans les pays en pleine déstabilisation de la région, la rhétorique qui fonctionne bien est basée sur :
- l’anti-américanisme et la lutte contre les régimes arabes impies,
- la lutte contre l’Iran et le chiisme (pour Daesh),
- l’attaque et l’occupation par l’Occident des pays musulmans,
- et l’idée folle de créer un Califat, rêve de territorialisation lié à l’histoire de l’expansion de l’islam sous l’empire abbasside.
En quoi le territoire représente-t-il une assise importante pour l’EI ?
A partir du moment où Daesh veut se donner un projet politique, il ressent le besoin de se définir une assise territoriale, de sortir de son fonctionnement de réseau terroriste qui se cache et travaille dans l’ombre. Le « Califat » permet de formaliser les choses avec, évidemment, les ressources qui vont avec et un projet d’avenir.
Mais surtout, le Califat permet de s’affirmer à l’encontre du découpage territorial Sykes-Picot, tel qu’il avait été pensé et mis en place par le traité de Sèvres et le traité de Lausanne après la Première Guerre mondiale.
D’ailleurs, on retrouve la même rhétorique encore une fois : le Califat veut mettre fin à ces décisions venues des Occidentaux qui « ont divisé le Moyen-Orient et ont mis cet éclatement au service de leur politique étrangère, colonialiste et post-colonialiste ».
En d’autres termes, les régimes nés de ces Etats sont considérés comme « fantoches » par les djihadistes. C’est ce qu’ils veulent mettre à bas pour revenir à la situation d’avant !
Pourquoi un Califat ? D’où vient cette idée ?
L’idée est de revenir au Califat, non pas ottoman, mais abbasside. La dynastie de califes sunnites qui gouvernèrent l’empire abbasside qui s’étendait de l’Afrique du Nord à l’Asie Centrale, entre 750 et 1258.
Ce Califat s’appuie sur des villes symboles comme Bagdad mais aussi Raqqa en Syrie, qui a été pendant une période courte de l’histoire de l’islam, la capitale de l’empire abbasside au début du IXe siècle. Le calife Haroun al-Rachid avait construit Raqqa selon le modèle de la ville ronde, comme Bagdad.
En faisant de Raqqa sa première capitale, le mouvement djihadiste installe son pouvoir symboliquement. Ce n’est pas par hasard que Daesh part de Raqqa pour mener des raids vers le nord, l’Euphrate, vers Alep et Deir-ez-Zor en pleine Syrie en guerre. Il s’appuie sur la même configuration que celle des Abbassides.
Raqqa est la première région que Daesh va complètement contrôler et c’est loin d’être anodin pour qui connaît l’histoire régionale.
Le Califat, Raqqa, la stratégie des raids font partie de la rhétorique propagandiste utilisée dans les katiba (brigades armées). L’image de cette puissance s’inscrivant dans un contexte historique et religieux, devient un moyen de vendre, donc de recruter.
Daesh montre ainsi qu’il s’appuie sur un modèle viable, qu’il passe de l’utopie à la concrétisation d’un projet politico-territorial.
Quelles sont les grandes villes prises par l’EI ?
D’abord, il y a eu Falloujah et Ramadi dans la province d’Al-Anbâr proche de la Syrie. Et puis, Raqqa en Syrie et en juin 2014, il y a eu la prise de Mossoul, la deuxième ville irakienne.
Situées sur le bas Euphrate, Falloujah et Ramadi sont entourées de zones désertiques complètement vides. Cet espace environnant est une zone de transit peu urbanisée, qui a commencé à alimenter le passage de djihadistes vers la Syrie en 2012 et 2013. Une zone difficilement contrôlable dans le désert à cheval entre Irak et Syrie.
En discutant avec les gens de Baj, l’une des seules villes au milieu du désert d’Al-Anbâr, j’ai appris qu’ils recevaient régulièrement des combattants qui venaient de Falloujah et de Ramadi et qui partaient en Syrie.
Il n’y a pas que les djihadistes qui en profitaient : les tribus alliées à Bagdad comme les Shamar, très proches des Kurdes, sont aussi des tribus qui bougent entre les deux pays, depuis toujours. Pour eux, la frontière n’existe pas comme une contrainte : elle est matérialisée par une petite levée de terre, un mur de sable d’à peine 2-3 m de haut, c’est tout. Il suffit d’enlever du sable…
C’est un secret de polichinelle : les frontières entre l’Irak et la Syrie (comme celles de toute la région) ont toujours été très difficilement contrôlables… On est sur des territoires qui sont fluides, circulants. Contrôler ces frontières en période de paix, c’est déjà pas facile, mais en période de guerre !
Impossible de laisser cinq-dix hommes contrôler un check-point sachant qu’un matin, par surprise, à 6 heures du matin, 200 hommes de Daesh peuvent leur tomber dessus, les encercler, envoyer une grenade et c’est terminé. C’est ça la vraie force de ce groupe djihadiste, les raids surprise.
C’est ce qui se passe au Kurdistan : les Kurdes ont du mal à tenir km de frontière avec Daesh comme on le voit depuis août 2014.
Check-point dans Sinjar : drapeaux des peshmerga kurdes de l’armée irakienne, et… des chiites (Cyril Roussel)
Est-ce que le bombardement des positions djihadistes peut changer la donne ?
A partir du moment où une coalition revient en Irak (les Etats-Unis se sont retirés en 2011), avec des moyens militaires importants, et une aviation, et qu’elle prend pour cible les zones de présence de Daesh, leur stratégie va changer.
Ils vont être obligés de revenir sur un mode de guérilla urbaine comme ils savent très bien faire. Donc c’en sera fini du contrôle des grands espaces où ils pouvaient se déplacer, fini des camps d’entraînement au milieu du désert où on va recevoir des jeunes et les former…
Ils vont devoir revenir à un mode souterrain, sous-marin, auquel ils sont habitués. Ils vont se fondre dans les populations des grandes villes qu’ils contrôlent.
En Syrie, ils vont sans doute quitter les zones stratégiques, comme le barrage de Tabqa, et les espaces à découvert comme les zones militaires prises au régime, et se fondre dans la population, là où ils ont du soutien. Leur armement va être dissimulé, planqué.
Ont-ils de vrai appuis dans les villes qu’ils contrôlent ? Les gens ne se sont-ils pas alliés par peur ?
Les hommes de Daesh sont très bien intégrés et reçoivent un véritable appui dans beaucoup de quartiers populaires de villes qu’ils contrôlent. Ils vont pouvoir disparaître dans la population sans trop de problèmes.
Mais ce qui va se passer je pense, c’est que l’attaque aérienne va faire le jeu des djihadistes, qui la présentent comme l’attaque des Croisés, des Occidentaux, à l’encontre des musulmans.
On est là face à la concrétisation de ce qu’ils racontent depuis longtemps. Nous risquons d’assister à un renforcement de la communautarisation.
Faut-il rappeler que ces djihadistes ont des soutiens partout dans la région, comme à Ersal, une zone sunnite du Liban très hostile aux chiites (Hezbollah et le régime de Bachar), sur la frontière turque entre Gaziantep, Urfa et Mardine où se trouvent également les camps de réfugiés syriens, ou même à Ma’an en Jordanie.
Tous ces foyers plutôt favorables aux djihadistes sont identifiés, et contrôlés, mais pour combien de temps…
Daesh compte sur le fait que les bombardements aériens sont toujours accompagnés de bavures. Il pourrait y avoir des morts dans les quartiers populaires où ils se seront cachés, et les images seront largement diffusées dans leurs réseaux. En quelques mois, le discrédit pourrait s’abattre sur cette coalition.
Et leur rhétorique sera alors entendue partout en Orient sunnite : l’Occident soutient un gouvernement chiite en Irak, faisant le jeu de l’Iran.
A partir de ce moment, les mouvements de sympathie dans tout le monde arabe et des candidats djihadistes devraient se multiplier. Daesh en est persuadé, à juste titre…
En exécutant les deux otages américains, Obama a réagi immédiatement tombant dans le piège tendu par les djihadistes alors qu’il n’avait pas bougé devant les dizaines de milliers de morts dans la région depuis 2011.
A partir du moment où on est sur le schéma édicté depuis une dizaine d’années, sur ce clash Occident-Orient musulman, Daesh va recruter. L’internationale djihadiste fonctionne, on l’a vu en Bosnie où 400-500 combattants tchétchènes, pakistanais…, sont venus en 1995 soutenir les musulmans bosniaques. Même si par ailleurs ça n’a pas vraiment collé entre eux, les Bosniaques n’étant pas aussi stricts que les autres.
Bien sûr, le musulman de la rue, en Syrie, en Irak, au Liban, en Jordanie… fait très bien la différence entre sa religion et la propagande djihadiste : « Ces barbares-là ne sont pas du tout des musulmans ni des salafistes », mais on entend très fréquemment circuler l’idée qu’ils « sont forcément payés par les Américains ».
En d’autres termes, ce que retient une partie de l’opinion publique moyen-orientale, c’est que « Daesh, est le moyen, pour l’Amérique, d’intoxiquer le Moyen-Orient ».
Pourquoi le retrait des Américains en 2011, n’a-t-il pu stopper le sentiment anti-américain en Irak ?
Je pense que le retrait total des Américains en Irak a été aussi préjudiciable que leur attaque en 2003. Quand je dis retrait, c’est retrait total, y compris des dossiers : Obama ne voulait plus en entendre parler.
Je ne prône pas une politique néo-colonialiste, loin de là, mais quand on lâche un pays qui sort de la guerre (a fortiori lorsqu’on est à l’origine de cette guerre), il faut s’attendre à des conséquences, et au chaos.
C’est ce qui s’est passé en Irak, avec la mise en place de Maliki puis son lâchage. On l’a laissé s’accaparer de cinq ou six ministères, mettre en place un système corrompu, une politique communautaire qui ne pouvait engendrer que le chaos dans les zones sunnites, une rébellion latente, la porte ouverte aux groupes djihadistes.
En 2011, l’administration américaine se félicitait d’avoir mis en place un Etat démocratique ! Alors, qu’on savait très bien que ça ne fonctionnait déjà plus. ça a mis un an et demi-deux ans à se transformer en bombe.
Ce n’est pas un hasard si en Irak, la guerre menée par les Etats-Unis a permis à Daesh de sortir renforcé.
Comment pensez-vous que Daesh va s’organiser pour disparaître tout en poursuivant son but ?
Si on pose l’hypothèse qu’ils sont entre 30 000 et 40 000, ils vont devoir se poser la question : qui placer où pour garder quoi ? Forcément, ils devront faire des choix et reculer, notamment dans les zones où ils poussaient dernièrement, en Syrie, face aux Kurdes ou face aux groupes qui constituent ce qui reste de l’Armée libre autour d’Alep. Si les frappes touchent ces zones, ils vont être obligés de lâcher un peu.
Les Tunisiens, Algériens, Français, et plus généralement les Occidentaux (environ 10% à 20% de Daesh en Irak) seront sans doute envoyés en Syrie. Les Irakiens eux, resteront en Irak, pour mener une guerre de position dans des zones quasi exclusivement urbaines, avec leur soutien tribal, familial, leurs réseaux.
Il ne faut pas oublier que Daesh est comme une grande centrale, un groupe multiforme : il n’est pas seulement composé de djihadistes, il y a eu des alliances avec d’anciens baassistes (laïques, certes, mais leur intérêt n’est pas religieux, il s’agit de stratégies politiques et territoriales de contrôle).
Ce qui les unit, momentanément, c’est un ennemi commun. D’ailleurs beaucoup de baassistes auraient quitté les rangs de Daesh, semble-t-il au cours de l’été suite à des désaccords, comme des groupes de l’armée de Naqshbandiyya, proches de Saddam Hussein, des anciens des services secrets, ou des « plus petits » mouvements islamistes sunnites comme Ansar al-Islam, l’un des premiers en Irak créé au moment de l’attaque américaine en 2003, etc.
Les fautes des frappes aériennes, qu’on appellera, nous, « dommages collatéraux », leur serviront pour entamer une nouvelle phase de développement et attirer de nouvelles recrues.
Les frappes vont forcément toucher des musulmans et pas seulement des djihadistes. Or, il n’existe pas un gros fossé idéologique avec d’autres mouvements proches.
Je pense que nous risquons d’avoir beaucoup de personnes qui vont franchir le pas et s’allier à Daesh contre un « ennemi commun ». Daesh va sans doute se concentrer sur le contrôle social, le prosélytisme et retourner dans les mosquées.
Et ça peut devenir une catastrophe : pour ne donner qu’un exemple chiffré, il existe à l’heure actuelle, plus de 1 200 groupes rebelles en Syrie. On ne peut pas suivre, c’est impossible. Bien sûr, on fait des catégories, des djihadistes, les modérés, les Frères musulmans… mais les alliances sont complexes, et pas toujours logiques.
On verra dans les mois prochains ce que ça donnera, si le mouvement va réussir à s’implanter d’une autre manière que par les armes et la terreur. C’est un défi pour Daesh qui n’a jamais vraiment réussi à gouverner, ni à administrer, même si ça fait partie de son programme.
Est-ce qu’avec les frappes aériennes aujourd’hui, on ne risque pas de créer l’effet d’une bombe à fragmentation, laissant s’échapper plein de petites bombes qui vont éclater à leur tour…
Ça a toujours fait ça dans la région ! Regardez l’Irak, l’Afghanistan, la Libye. Il ne faut pas oublier que les djihadistes n’ont pas que des armes, mais aussi de l’argent liquide. Même s’ils l’ont utilisé en grande partie, ils ont accès à des revenus par la contrebande de pétrole en Syrie et par un impôt prélevé auprès des habitants.
Bien sûr que les bombardements vont les affaiblir, et qu’ils vont devoir changer de stratégie, mais se replier sur leurs fondamentaux, et revenir à la guérilla urbaine, ne leur pose pas de problème. La frappe aérienne ne va rien régler.
Si l’Occident n’envoie pas de troupes au sol, il faudra bien mobiliser des troupes locales. Et qui va avoir à faire le sale boulot ? Les milices chiites, les Kurdes. On revient, encore une fois, à un affrontement communautaire qui risque d’être terriblement dommageable pour l’Etat irakien.
Soutenir un gouvernement chiite, qui va s’appuyer sur ses milices et mobiliser les Kurdes qui jouent aussi leurs propres cartes, revient à se placer dans une guerre communautaire qui va faire le lit du djihadisme sunnite.
Tous les sunnites irakiens ne sont pas acquis à leur cause, loin de là !
En effet, et c’est là la faiblesse de Daesh, et c’est là que l’on peut faire quelque chose. Tant qu’il était dans une dynamique de conquête territoriale, le groupe repoussait les populations.
A partir du moment où il est attaqué, il devra mettre fin à l’expansionnisme et devra se cantonner dans les zones sunnites où il a du soutien… mais pas celui de l’intégralité de la communauté sunnite en Irak !
C’est là que la coalition peut agir. Mais a-t-elle les moyens de remobiliser les tribus sunnites, comme les milices Sawah qui avaient collaboré notamment avec les Américains pendant la guerre 2003-2011 ? Toutes ces tribus ne sont pas acquises à Daesh, loin de là ! Et elles contrôlent les zones rurales.
Ces milices avaient enregistré des succès assez étonnants, et avaient réussi, grâce au financement de certains chefs de tribu, à rétablir le calme même dans la province d’Anbâr qui a été la plus sûre durant la guerre en Irak (2006-2007). Mais cela ne fonctionnait qu’à une condition : retirer les GI. En évitant le contact direct avec les Américains, on évitait les effets catastrophiques de l’image d’un Américain tuant un musulman.
En d’autres termes, si on parvient à remettre l’acteur irakien au centre du conflit, cela pourrait être un moyen de déstabiliser, en tout cas de mettre une forte pression sur Daesh dans les zones sunnites.
Cela ne « résoud » pas le problème, mais utiliser les tribus, peut devenir un moyen de geler les déplacements des djihadistes, les cantonner dans les villes, les empêcher de créer, partout, des alliances dans les campagnes où ils pensent pouvoir se déplacer librement.
Tout va dépendre de la géographie qui naîtra des négociations avec ces tribus. Combien vont suivre ? Qui va soutenir qui : le vrai rapport de forces se trouve là !
Est-ce que la réaction de musulmans dans le reste du monde dénonçant l’EI peut affaiblir les djihadistes ?
Je pense que les représentants de l’islam dans le monde entier ont toujours été opposés à ce courant ultra-intégriste et ça dès les années 90. Cela ne les a pas empêchés de prospérer dans les pays où le terrain était fertile pour leur propagande : Algérie, Egypte dans les années 90 ; Yemen, Irak plus tard.
Mais tant qu’on reste dans une confrontation avec, comme fer de lance, l’emblème américain, occidental, on va dans le mur. Il faut que l’on redonne une place centrale aux acteurs irakiens.
Maliki est tombé. Le nouveau gouvernement irakien a-t-il les moyens d’être reconnu ?
Si le nouveau gouvernement veut mettre toutes les chances de son côté, il devra forcément réintégrer les sunnites et créer un gouvernement d’union nationale véritable. S’il rate le coche, ce sera la fin de ce qui reste de l’Irak.
Marginaliser les sunnites comme ça a été fait par Maliki et mener une politique communautaire pro-chiite, ne fonctionne pas et amène à l’éclatement de l’armée, des territoires et à l’atomisation de ce qui reste de la société irakienne.
Le nouveau gouvernement irakien devra reconstituer une alliance en réintégrant des sunnites : ça ne va pas être facile, il va falloir renégocier avec les tribus, et donc fissurer les bases des Daesh en Irak.
On sait très bien que l’offensive éclair de Daesh n’est pas due à l’immense sympathie ni au surarmement ni au nombre de partisans du Daesh, mais elle est liée à l’évaporation soudaine de l’armée irakienne et aux alliances de circonstances passées par les forces sunnites avec les djihadistes pour faire chuter Maleki.
Et la Syrie ? Quelle peut être sa réaction par rapport à Daesh ?
La situation en Syrie au 16 octobre 2014 (Via @arabthomness)
La Syrie reste une base arrière pour Daesh, tant que c’est le chaos. Une base de repli au cas où…
Pour les Etats-Unis, si le combat contre Daesh prime sur tout, il faudra qu’il change de stratégie, s’allie officieusement au régime syrien pour créer deux fronts. Mais cela signifierait un saut géopolitique qui n’est pas – encore – envisageable.
Pourtant, si Daesh reste à moyen terme l’ennemi qu’il faut « à tout prix » expulser, l’Amérique pourrait passer par Bachar. Les populations syriennes ne soutiennent pas les djihadistes. Je ne pense pas que les Syriens puissent appuyer Daesh mis à part un petit nombre d’extrémistes.
Ils étaient partis pour une révolte et un changement de régime, et non pour appuyer un groupe militaire pire ou aussi cruel que leur régime.
Après, évidemment qu’il y ait des sympathisants, comme il y a partout de petits foyers dans la région, c’est possible. Mais on voit bien qu’à partir du moment où le vent tourne, les populations locales rejettent les mouvements djihadistes.
Ayant connu Raqqa il y a huit ans, on n’était pas dans une zone de fanatiques, ce n’est pas ça la Syrie, ni l’Irak d’ailleurs… sauf qu’en Irak, l’intervention Américaine a donné naissance à des mouvements extrêmement anti-occidentaux. Tant qu’on ne fait pas le lit de ce genre de groupes, je ne vois pas pourquoi il se développerait.
En conclusion, vous dites qu’un problème se règle toujours de l’intérieur, et non de l’extérieur ?
Je pense qu’il faut qu’on arrête de mobiliser ce genre de grandes coalitions car on fait forcément le jeu de ceux qu’on voudrait affaiblir. En les bombardant, nous les implantons davantage.
Soutenir, conseiller les Irakiens, oui, mais alors sans négliger les sunnites et en évitant de les stigmatiser. C’est plus long, moins radical, mais c’est plus efficace sur le long terme. On devrait œuvrer vers le rejet de ces mouvements par les populations locales en privilégiant le dialogue avec les tribus sunnites et œuvrer pour le dialogue entre chiites et sunnites en Irak.
Quand il n’y a pas d’autre solution, quand le remède, c’est cet islam djihadiste, ça veut dire qu’on a raté plusieurs étapes. Dans ce cas, le mieux à faire c’est encore prendre du recul, regarder les erreurs qui ont été faites, mais ne pas les refaire encore une fois !
Ne pas envoyer d’hommes au sol, comme l’a dit Obama, c’est envoyer moins de cercueils aux Etats-Unis, et l’impact sur l’opinion publique américaine sera, certes, moindre.
Mais ici, ça va faire venir des adeptes qui vont s’organiser en guérilla urbaine, poser des bombes, mettre des snipers, tirer sur des avions de ligne… On entre dans un engrenage. Essayons autre chose.