Après trois décennies de croissance économique, en moyenne de 10,5% par année, la Chine réussit l’exploit exceptionnel de multiplier la taille de son économie et donc du volume de sa production par un facteur 17. Elle passe dans ce laps de temps aussi court, d’un pays pauvre en développement, au rang de première puissance mondiale pour les exportations dès 2009 et au chapitre des échanges internationaux, le cumul des exports et des imports, elle franchit ce cap en 2013.
Incontestablement, la Chine est devenue progressivement la manufacture de la planète. Les délocalisations très nombreuses précédées d’investissements directs[1] en provenance des principaux pays industrialisés, particulièrement d’Asie, lui ont mérité le rôle de base globale d’exportation. Selon les statistiques douanières chinoises, le commerce de processing[2] a représenté jusqu’à 15% du PIB dès 2006, soit plus que le commerce ordinaire, constitué d’inputs locaux, et destiné au marché intérieur.
En 2010, aux taux de change courants, la Chine se substitue au Japon au 2eme rang du palmarès économique mondial avec une production nominale de 5876 milliards de $ contre 5474 milliards de $ pour le Japon. Exprimé en parité de pouvoir d’achat (PPA), le PIB chinois se rapproche de celui des États-Unis depuis peu. Sur la base de la PPA, il représente à la fois 15% du PIB mondial et près de 50% du taux de croissance économique global enregistré. Évidemment, en dollars courants[3], la production chinoise reste en dessous de la moitié de celle des États-Unis ou de l’Union européenne et son PIB par habitant ne dépasse pas le huitième. Entre 2000 et 2015, le PIB par habitant en Chine est passé de 1000$ à 8280$[4], attestant d’une élévation considérable des standards de vie et d’une montée en flèche de la classe moyenne qu’on évalue à plus de 350 millions d’habitants, concentrés massivement dans l’ouest du pays. Donnée presque irréelle, la consommation per capita serait en 2013, 80 fois plus élevée qu’en 1978[5].
Cependant, depuis la crise du subprime de 2008, la Chine entre en pleine phase de réorganisation. La récession mondiale de 2009 suivie d’une reprise incertaine à la fois en Europe, en Amérique du nord et dans le reste du continent asiatique, freinent de manière singulière un des points forts de son économie : les exportations. La faiblesse des économies émergentes[6], causée par la chute brutale du prix des produits de base est une conséquence directe de la réduction des importations chinoises. Jusqu’en 2008, l’économie chinoise était responsable de près de 60% des imports de métaux et de pas moins de 60% de l’augmentation de la consommation mondiale des hydrocarbures. Aucun pays ne pouvant la remplacer en tant que locomotive de l’économie mondiale, le taux de croissance global chute en quelques années de 5% à 2% et celui de la Chine peine à se maintenir à 7%.[7]
Pour faire face à la crise, le gouvernement de Hu Jintao, dès 2010, a adopté des politiques budgétaires et monétaires très expansionnistes, avec des injections de 600 milliards de $, afin de soutenir la croissance économique. Ces politiques ont propulsé l’endettement total – des gouvernements, des corporations et des ménages- à près de 250% du PIB. Une portion importante des crédits a été accordée à des développements immobiliers excessifs et à des projets infrastructurels démesurés. Les inventaires[8] d’espaces construits dépassant largement la demande, provoquent l’éclatement d’une bulle immobilière précédée d’une longue période spéculative.
Dès l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (ci-haut), en 2013, des réformes structurelles majeures sont mises en place. On veut passer d’une économie centrée sur les investissements et les exportations, constituant les deux tiers du PIB, vers un développement rapide de la consommation intérieure et des services publics offerts à la population. Ce virage est d’autant plus nécessaire qu’il y a un essoufflement des exportations et que les capacités productives installées sont sous-utilisées et ne justifient plus la cadence des investissements dont la rentabilité n’est plus assurée.
En dépit des incitatifs nombreux mis en place par l’État, passant de l’accès facile au crédit, à la baisse des taux d’intérêts et des réserves bancaires obligatoires[9], à la réduction des tarifs douaniers sur une gamme très large de produits, la relance de la consommation est improbable. Plusieurs obstacles s’opposent à ces nouvelles orientations. Entre autres, les dépenses de consommation en Chine ne sont que de l’ordre de 36% du PIB; ailleurs, elles représentent 65%. Les taux énormes d’épargne de plus de 40% sont en eux-mêmes un frein à la consommation. De plus, les trois principales banques d’État offrent aux déposants une rémunération très faible, leur permettant d’accorder des crédits quasi illimités aux entreprises publiques. Le contrôle rigoureux sur les mouvements de capitaux maintient l’épargne à l’interne, captive. Ce niveau d’épargne prend en compte l’insuffisance des régimes de retraite, la faible qualité des services publics dans la santé et l’éducation, la précarité croissante du marché de l’emploi[10], une distribution des revenus très inégalitaire qui ne permet qu’à un septième des ménages vivant en milieu urbain de participer véritablement à la société de consommation.
Au-delà de la conjoncture économique, au plan structurel, fondamental, le système économique qui a enregistré un succès phénoménal est en train de frapper un mur, trouve ses limites. La Chine aurait atteint, selon toute vraisemblance, le point de retournement de Lewis. Cet économiste, prix Nobel 1979, établit que dans leurs premiers stades de développement, le secteur moderne de l’économie absorbe le surplus de main d’œuvre du secteur traditionnel. Ce déversement de travailleurs payés à bas salaires, des régions rurales vers les villes, s’accompagne d’investissements massifs, d’autant plus considérables dans le cas de la Chine, que leur développement est orienté vers les marchés extérieurs.
Les rendements sur les investissements s’établissent à un niveau élevés tant que le réservoir de travailleurs se maintient. À leur tour, les revenus générés par cette croissance sont en bonne partie absorbés par la classe dirigeante[11] et par les sociétés d’État qui réinvestissent les profits aux dépens de la consommation intérieure qui reste à un niveau plus bas que son potentiel. Tout se passe comme si l’investissement est fait en vue d’abord d’assurer la capacité future d’investissement. Le vieillissement de la population jumelé au tarissement de la main d’œuvre crée une pression à la hausse de coûts salariaux réduisant d’autant la compétitivité. Les délocalisations de la Chine vers les pays en développement d’Asie et la fin toute récente de la politique de l’enfant unique sont significatifs à cet égard. La Chine traverse une période de turbulence dans laquelle les stratégies des dernières années ne font plus recette ; saura- t-elle négocier une mutation en profondeur? L’économie mondiale en serait largement gagnante.
Armand Sebbag
Professeur d’économie, Collège Jean de Brébeuf
[1] La Chine a réussi à dépasser les E.U. comme principale destination des investissements directs (IDE)
[2] Production réexpédiée vers les multinationales et constituée en partie de composantes importées.
[3] Selon les taux de conversion officiels entre le Yuan et le dollar US
[4] FMI, World Economic Outlook, 2015
[5] Voir http://europesworld.org/2015/02/02/consumers
[6] Surtout les pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) mais aussi tous les pays exportateurs de matières premières.
[7] Selon Natixis, Banque internationale, ce taux de 7% est soufflé, il serait aussi bas que 2%.
[8] Les surfaces construites non occupées sont estimées à plusieurs millions de m2, l’équivalent de tout le parc immobilier de Mahattan.
[9] Un taux de réserve énorme de 21% est appliqué aux banques pour neutraliser la présence de réserves de change de 4000 milliards de $ accumulés par des surplus commerciaux constants. Ces réserves de change gonflent la masse monétaire et alimentent l’ inflation.
[10] La main d’œuvre jeune et scolarisée trouve peu de débouchés ajustés à leur formation. Leurs compétences sont mieux adaptées aux services qu’à la production manufacturière.
[11] 500 familles élargies issues de la classe dominante du parti communiste contrôlent une portion importante du patrimoine immobilier et industriel selon Bloomberg