Partager la publication "La Première Guerre mondiale et la redéfinition du Moyen-Orient"
En image à la une, Sykes et Picot.
Les après-guerres sont des périodes de redéfinition accélérée des frontières et des rapports de forces internationaux. La Première Guerre mondiale est probablement le conflit ayant le plus durablement influencé la vie politique au Moyen-Orient. L’empreinte des accords de paix conclus entre 1919 et 1920 est aujourd’hui bien visible.
La question d’Orient
La question de l’avenir de la région est avant tout celle de l’avenir de l’Empire turc-ottoman. Puissance vétuste, empire multiethnique dans une ère de nationalismes, où la légitimité du pouvoir repose sur la religion et la transmission dynastique plutôt que sur la volonté des peuples, la Première Guerre mondiale offrira aux vainqueurs européens l’occasion de démembrer cette alliée vaincue de l’Allemagne. Cette idée n’est alors pas neuve. En Europe, on parle depuis longtemps de ce que l’on nomme la Question d’Orient: on lorgne les territoires de cet empire appartenant à une autre ère. Dès le XIXe siècle, les Européens, pour saper la puissance de l’l’homme malade d’Orient, stimulent le développement de mouvements nationalistes à l’intérieur de ses frontières. Les Ottomans sont d’ailleurs poussés vers une période de réformes temporaires (Tanzimat) qui débouche sur l’élaboration d’une constitution et l’élection d’un parlement.
Le sort de l’Empire doit être réglé à une époque où l’idée d’autodétermination des peuples gagne en popularité. Ce principe ne vise pas que les États multiethniques comme les empires ottoman ou austro-hongrois. Les destins des empires coloniaux européens sont eux aussi remis en cause. Cette ambiance intellectuelle a des origines multiples.
Les systèmes éducatifs des métropoles et de leurs colonies forment des coloniaux qui, devant les abus du colonialisme, deviendront les premiers dirigeants des mouvements de contestation. Dès le XVIIIe siècle, dans le monde arabe, le mouvement Nahda se développe sous l’influence de l’Occident, récupérant notamment les principes des Lumières, favorisant la démocratisation. De plus, pour se maintenir au pouvoir, les puissances coloniales ont entretenu un discours suprématiste qui méprise les cultures locales, les classant, sur une échelle évolutive de “civilisation” et de progrès, comme étant inférieures aux cultures européennes. Ce colonialisme mental est profondément ébranlé par les horreurs de la guerre. Les Européens ont employé de vastes contingents de soldats coloniaux sur les champs de bataille. Le contact avec la barbarie de la guerre de tranchée a contribué à remettre en question la prétendue supériorité morale des Européens.
Le jeu dangereux des promesses britanniques
Durant la guerre, pour hâter la victoire, les Britanniques multiplient les promesses contradictoires. D’abord, en 1915, dans le but de saper l’effort de guerre ottoman, ils tentent de soulever les arabes de l’Empire contre le gouvernement central. Ils approchent donc Hussein ibn Ali, de l’importante famille arabe des Hachémites, pour provoquer une grande révolte arabe qui s’étendra entre 1916 et 1918. Contre cette assistance, Henry MacMahon promet que les Britanniques appuieront les revendications arabes dans l’après-guerre et soutiendront l’établissement d’un royaume arabe indépendant. Tous les arabes ne partagent évidemment pas les mêmes visions politiques ; on retrouve des groupes démocrates, républicains, islamistes, monarchistes, certains insistant sur un nationalisme culturel panarabe, d’autres sur un agenda panislamiste (unité de tous les musulmans)… Cependant, les espoirs suscités par la paix sont grands, certains rêvant à un royaume réunissant tous les arabes d’Orient, voir davantage.
Mais les Européens ont leurs propres ambitions pour la région. Pour les Britanniques, il s’agit de contrôler les détroits des Dardanelles et du Bosphore, de sécuriser le Canal de Suez et l’approche des Indes par des gains territoriaux stratégiques et également de s’accaparer des territoires au potentiel pétrolier prometteur. En effet, c’est la source d’énergie de l’avenir, et si les Anglais en réalisent l’importance (leurs importations en pétrole ont quadruplé depuis 1900[2]), les Français manquent le bateau. Ces derniers s’intéressent à la région à la fois pour protéger leurs investissements récents, notamment dans les chemins de fer, pour défendre les minorités chrétiennes localisées dans la région du Mont Liban et simplement pour éviter une hégémonie britannique au Moyen-Orient.
En 1916, la France et le Royaume-Uni concluent donc les accords Sykes-Picot. Il s’agit d’un pacte secret, gentlemen’s agreement à l’ancienne, traçant les lignes du partage de la région entre les deux puissances. Les Britanniques obtiendront ce qui correspond aujourd’hui à l’Irak et la Palestine alors que les Français recevront le Liban et la Syrie[3]. Les frontières projetées sont artificielles, ne correspondant aucunement aux répartitions ethniques et religieuses.
Finalement, en 1917, les nécessités de l’effort de guerre poussent les Britanniques à courtiser les milieux financiers juifs de Grande-Bretagne. Lord Balfour écrit alors une lettre à Walter Rothschild, laquelle promet l’établissement d’un foyer national juif en Palestine[4].
Le choc des promesses : l’après-guerre
Ce seront finalement les ambitions européennes qui seront prises en compte lors de la négociation des traités de paix. Les nouveaux États créés seront des « mandats ». La formule du mandat vise à servir les intérêts des puissances européennes tout en projetant une image conforme aux principes d’autodétermination qui sont à la mode. Selon le discours officiel, les nations anciennement gouvernées par l’Empire ottoman démembré ne sont pas prêtes à s’autoadministrer. Il faut donc les placer sous la tutelle d’une puissance européenne en attendant leur maturité. Malgré l’idéalisme wilsonien, les traités de paix consacrent le triomphe du colonialisme.
Les arabes sont consternés. En 1920, Fayçal ben Hussein, le fils d’Hussein ibn Ali, est proclamé roi par les Syriens ; il revendique l’annexion de l’Irak et l’unité arabe. Le royaume survivra 5 mois, les Français réprimant brutalement le mouvement indépendantiste, forçant Fayçal à l’exil.
Pour punir la révolte, la France ampute du territoire syrien pour créer un Liban élargi. Le petit État, qui devait originalement protéger les minorités chrétiennes maronites de la région du Mont Liban, se retrouve donc avec une importante population musulmane, pavant la voie aux conflits confessionnels et aux guerres civiles des décennies suivantes.
Les Français gouvernent la région en stimulant les divisions ethniques pour prévenir une opposition unifiée à leur domination. La Syrie est d’abord divisée en plusieurs États, dont l’un est consacré à la minorité alaouite (à laquelle appartient la famille Assad). Il est incorporé à la Syrie en 1936, mais les Français, jusqu’à l’indépendance, s’appuieront largement sur cette minorité pour consolider leur pouvoir dans ce pays majoritairement sunnite. Cette population, traditionnellement exclue de la vie économique urbaine, fournit depuis les rangs de l’armée et des services de sécurité. Ils composent aujourd’hui, aux côtés d’autres minorités (chrétiennes et druzes), les principales forces loyalistes (soutenant le régime Assad) combattant une opposition majoritairement sunnite.
Ironiquement, c’est après une révolte populaire irakienne en 1920, elle-aussi brutalement réprimée, que les Britanniques choisiront de gouverner l’Irak indirectement en s’appuyant sur Fayçal, qui est nommé roi du pays[5]. Mais sachant que les Hachémites nourrissent des ambitions qui sont teintées de nationalisme, ils joueront les élites arabes les unes contre les autres, soutenant la montée de la famille rivale des Saoud pour gouverner ce qui deviendra en 1932 le royaume d’Arabie Saoudite[6]. Si les Hachémites sont portés vers un nationalisme culturel arabe, les Saoud gouvernent selon le wahhabisme, un islam fondamentaliste, littéraliste, en opposition avec les idéologies modernistes qui animent plusieurs groupes de la région.
On se retrouve donc avec des États artificiels, divisés sur la forme institutionnelle – républiques pour les mandats français, monarchies pour les mandats britanniques[7] – opposés par leurs idéologies fondatrices et contenant dans leurs frontières bien droites des ethnies et des confessions souvent hostiles les unes aux autres ou ayant leurs propres ambitions. La table est mise pour un siècle tourmenté.
Daniel Beauregard
Enseignant en histoire au Collège Jean-de-Brébeuf
Bibliographie
BÉNICHI, Régis, Histoire de la mondialisation, Paris, Vuibert, 2008, 375 p.
CLEVELAND, William L. A History of the Modern Middle East, third edition, Boulder, Westview Press, 2004, 588p.
GEORGES, Corm, « La Première Guerre mondiale et la balkanisation du Moyen-Orient »,
Politique étrangère, 2014/1 Printemps, p. 187-198
MACMILLAN, Margaret. Paris 1919, Six Months that Changed the World, New-York, Random House Trade, 2003, 570 p.
Dakhli Leyla, « Arabisme, nationalisme arabe et identifications transnationales arabes au 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2009/3 n° 103, p. 12-25
[1] Message de Wilson, 8 janvier 1918, repéré à http://mjp.univ-perp.fr/textes/wilson08011918.htm (consulté le 24 février 2016).
[2] MACMILLAN, Margaret. Paris 1919, Six Months that Changed the World, New-York, Random House Trade, 2003, p.395
[3] Au grand regret de ces derniers lorsque les réserves pétrolières de l’Irak seront révélées.
[4] Cette lettre informelle sera connue sous le nom de « déclaration Balfour ». Son impact sera abordé dans un autre article.
[5] Cette famille gouvernera également la monarchie établie en Transjordanie.
[6] Après la découverte du pétrole, le pays s’alignera rapidement sur les États-Unis.
[7] Corm Georges, « La Première Guerre mondiale et la balkanisation du Moyen-Orient », Politique étrangère, 2014/1 Printemps, p.194