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Élections présidentielles en Turquie : exercice démocratique ?

Située sur deux continents(1), la République de Turquie est un État unitaire à régime semi-présidentiel (2) qui comporte environ 77 millions d’habitants. À peu près 96 % d’entre eux sont de confession religieuse musulmane. La langue officielle y est le turque, et la capitale du pays est Ankara, deuxième plus grande ville en importance après Istanbul. Le 10 août dernier, le premier tour d’une élection présidentielle à suffrage universel s’est tenu dans cet État (3), une première dans son histoire. C’est Recep Tayyip Erdo?an, candidat du Parti de la justice et du développement (AKP), qui l’a remportée sans surprise avec 51.8 % des votes (4) dès le premier tour.

Selon le spécialiste Robert Dahl, dont la définition du concept de « démocratie libérale » fait largement consensus dans la littérature spécialisée sur le sujet (5), nous sommes en présence d’un système politique démocratique, au sens libéral du terme, lorsque les cinq critères suivants sont remplis : la reconnaissance et le respect effectif du multipartisme, des droits et libertés civiles, de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs d’État, et d’élections libres, justes, régulières ainsi que transparentes. Intéressons-nous, maintenant, à cette dernière condition.

Le critère démocratique des élections libres, justes, régulières et transparentes

Dahl, expert en matière de démocratie libérale, faut-il le rappeler, réfère à la tenue d’élections où s’exerce le pouvoir de la majorité au moyen du suffrage universel. L’élection est libre lorsque l’expression populaire (le vote) n’est pas contrainte, forcée, obligée, de quelque manière que ce soit (6). L’élection est juste quand un citoyen équivaut à un vote (libre); il ne peut y avoir de privilèges, de cens, de discriminations autres que celle basée sur l’âge légal du droit de vote. L’élection est régulière dans la mesure où les autorités de l’État remettent sporadiquement en jeu (2, 3, 4, 5 ans) leur confiance envers le peuple, qui au final, est souverain de sa propre domination. Enfin, l’élection est transparente si à aucun moment du processus électoral, on ne peut remettre en question la validité des résultats; pour cela, il faut créer une structure qui limite ou élimine les abus possibles ou toute autre forme de corruption.

Dans cet article, nous tenterons de démontrer que la récente élection du chef d’État turc a fait l’objet de « faibles manipulations », qu’elle a été un exercice quasi-démocratique. Autrement dit, elle n’a pas été tout à fait libre, juste et transparente, elle n’a pas été un exercice tout à fait démocratique.

Une élection présidentielle pas tout à fait libre : pourquoi ?

La Constitution de la République de Turquie reconnaît le droit d’association, dont celui des partis politiques, mais aussi les conditions de dissolution si ce droit va à l’encontre de la Constitution. En voici un extrait :

« Les statuts, les programmes et les activités des partis politiques ne peuvent aller à l’encontre de l’indépendance de l’État, de son intégrité indivisible du point de vue du territoire et de la nation, des droits de l’homme, des principes de l’égalité et de l’État de droit, de la souveraineté de la nation, ni des principes de la République démocratique et laïque; ils ne peuvent avoir pour but de préconiser ou d’instaurer la dictature d’une classe ou d’un groupe ni une forme quelconque de dictature; ils ne peuvent inciter à commettre une infraction. »

(7)

Non seulement la Constitution est-elle restrictive sur papier, mais l’application qui en a été faite, par le pouvoir judiciaire, va dans le sens prescrit par cette dernière. En effet, il y a eu une tentative de dissolution de l’AKP, en 2008, le parti de l’actuel président turc, pour cause de refus du kémalisme (l’islamisation relative de la société prônée par le gouvernement de l’AKP en permettant le port du voile dans les universités, versus la laïcisation de la société pourtant garantie par la Constitution), et dissolution de plusieurs partis politiques kurdes, très importante minorité ethnique en Turquie, au fil des années, pour cause de refus du kémalisme (l’indivisibilité et l’intégrité de la Turquie menacées par le séparatisme kurde). Dans ce dernier cas, c’est comme si, dans l’arène politique fédérale du Canada, on interdisait au Bloc québécois, parti régionaliste voué à la défense des intérêts du Québec, de participer aux élections.

Un premier problème qui vient avec de telles restrictions est donc le suivant : les Kurdes (environ le quart de la population de Turquie), par exemple, ne peuvent exercer librement leur droit de vote, en tant que citoyens turcs, car une contrainte les en empêchent de le faire : l’absence de partis politiques voués à la défense de cette composante ethnique de la nation et du territoire turcs qui n’est pas reconnue officiellement… Imaginons, un instant, qu’une telle restriction s’applique au Canada; ne dirions-nous pas que ce pays ne serait pas démocratique, au plan électoral, que le bulletin de vote des Canadiens n’offre pas un éventail complet de choix de partis, d’idéologies politiques ?

Une élection présidentielle pas tout à fait juste : pourquoi ?

Comparativement aux États où les élections sont davantage libres qu’elles ne le sont en Turquie (8), les citoyens turcs n’avaient pas l’embarras du choix électoral à l’élection présidentielle. Leur bulletin de vote ne pouvait contenir que des candidatures filtrées, encadrées, balisées par la Constitution. Tous les programmes politiques susceptibles de rejoindre, au final, l’ensemble des Turcs ne pouvaient leur être offerts. Découle donc du manque de liberté de choix, de l’absence d’un véritable pluralisme politique, un second problème qui lui est indissociable, celui d’une élection injuste, du moins en partie.

Dès lors que le pluralisme politique est bloqué structurellement (ce que fait, rappelons-le, la Constitution de la Turquie), les domaines où l’expression du libéralisme sont interdits, tabous, deviennent, à leur tour, des objets de discrimination envers ceux qui sont susceptibles de s’y référer, et qui dit discrimination dit simultanément que tous les citoyens ne sont pas égaux en matière d’éligibilité électorale. L’intolérance juridique, a fortiori lorsqu’elle est inscrite dans la loi suprême d’un État dont l’objectif consiste à définir l’organisation et le fonctionnement des principales institutions d’un pays, n’est rien d’autre qu’un frein dans l’accomplissement de l’idéal démocratique. Revenons brièvement sur le cas de la minorité ethnique des Kurdes de Turquie.

De leur point de vue, le traitement que leur réserve la Constitution est une injustice, puisque l’inéligibilité électorale s’appuie sur leur statut officieux de minorité ethnique. On pourrait dire la même chose en extrapolant pour les tenants du communisme (inéligibilité électorale fondée sur l’appartenance à une classe sociale, la classe ouvrière, appelée à exercer sa dictature), ceux d’une théocratie (inéligibilité électorale reposant sur une vision du pouvoir politique censé n’appartenir qu’au divin), ceux d’une monarchie (inégalité électorale basée sur une conception du pouvoir d’État censé n’être détenu que par une seule personne), et ainsi de suite…

Conclusion

La loi fondamentale de la Turquie l’autoproclame « démocratique ». Or, selon l’expert de la démocratie libérale, Robert Dahl, il y a cinq critères majeurs à remplir pour pouvoir être qualifié de système politique démocratique. Parmi ces conditions, il y a la tenue d’élections libres, justes, transparentes et régulières.

Dans cet article, il a été démontré que l’élection présidentielle turque, du mois d’août 2014, fut plutôt quasi-démocratique. La Constitution de cette république et l’application historique qui en a été faite, sont porteuses de contraintes juridiques (comprendre de « faibles manipulations ») qui ne permettent pas à tous les projets de société de pouvoir concourir dans le cadre d’élections véritablement compétitives, c’est-à-dire de se retrouver sur le bulletin de vote des citoyens de ce pays. Ce faisant, l’élection présidentielle en question doit être qualifiée de quasi-libre et, par extension, de partiellement discriminatoire, donc de quasi-juste à l’endroit de certaines catégories de citoyens. En outre, l’importante communauté kurde de Turquie subit une forme de discrimination ethnique.

Le degré d’atteinte de l’idéal démocratique ne s’apprécie pas que sur le critère de l’élection. Que pourrait-on constater, dans ce pays, au chapitre de la reconnaissance et du respect effectif des droits et libertés civiles, de l’État de droit, ainsi que de la séparation des pouvoirs d’État ?

Paulo Picard (Ph.D., M.Sc., B.Sc.)
Professeur de science politique
Collège Jean-de-Brébeuf (Montréal)

1 L’Europe pour 3 % de son territoire et l’Asie pour le reste.

2 Voir sur Monde68 l’article intitulé « Le système politique de la Turquie : vers une présidentialisation du régime ».

3 Environ 53 millions de citoyens turc avaient le droit de vote.

4 Depuis 2003, celui que les observateurs de la scène politique turque qualifient d’islamo-conservateur au fort penchant autoritaire, était premier ministre de la Turquie.

5 Jadis professeur émérite de science politique à l’Université Yale de New Haven, ville située dans l’État du Connecticut (États-Unis d’Amérique). L’ouvrage de Dahl dont nous nous inspirons fortement s’intitule On Democracy dont voici le reste de la référence bibliographique : Yale University Press, New Haven, 2000, 224 p.

6 Les citoyens doivent avoir la possibilité de créer, sans contraintes, des partis politiques représentant et défendant leurs opinions. Ces partis doivent pouvoir concourir dans le cadre d’élections véritablement compétitives. C’est ainsi qu’il faut comprendre le critère démocratique du « multipartisme ».

7 Voir la Constitution de la Turquie disponible sur le site Web de la Digithèque de matériaux juridiques et politiques.

8 États-Unis, Canada, Royaume-Uni, France, etc.

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