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La mer de Chine méridionale au cœur de la redéfinition de l’ordre régional en Asie Pacifique

La mer de Chine méridionale s’est taillée une place de choix dans l’actualité au cours des dernières années. S’il y a peu de certitudes quant au dénouement des conflits territoriaux qui y abondent, il ne fait aucun doute que cette zone constitue aujourd’hui un terrain incontournable de la rivalité grandissante entre la Chine et les Etats-Unis. Cet enjeu est par ailleurs d’une importance capitale pour l’avenir des relations de la RPC avec ses voisins.

Un tel état de fait est dû au regain de tensions, depuis 2009, entourant la délimitation territoriale de deux archipels, Paracel[1] et Spratly – dont le contrôle est disputé par pas moins de six États. Outre la République populaire de Chine (RPC) et Taïwan[2], quatre des parties aux conflits sont membres de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN[3]) : Brunei, la Malaisie, les Philippines et le Vietnam. L’organisation est ainsi placée au premier plan de la redéfinition de l’ordre régional en Asie Pacifique.[4]

 

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La mer de Chine méridionale est une zone d’environ 3 500 000 km2 composée de quelque 250 îles, îlots, atolls, récifs, hauts-fonds et bancs de sables qui, à l’exception du Macclesfield Bank et de Scarborough Shoal, sont répartis en trois archipels : Spratly, Paracel et Pratas[5]. Leur contrôle est le sujet de revendications contradictoires, qui portent principalement sur la délimitation des zones économiques exclusives (ZEE) dont chaque État peut se prévaloir dans le cadre de la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer (UNCLOS).

 

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Bien que les ZEE des membres de l’ASEAN impliqués se chevauchent partiellement, ceux-ci s’entendent pour favoriser une résolution pacifique en conformité avec l’UNCLOS.[6] Le nœud du problème réside dans la nature des revendications chinoises, fondées sur des « droits historiques », et en particulier la « ligne en neuf traits »[7]. La Chine n’ayant pas clarifié sa position[8], on ne peut établir avec certitude qu’elle revendique l’ensemble du territoire maritime délimité par cette ligne, ce qui serait contraire à l’UNCLOS. Il se pourrait qu’elle se cantonne à ce qui se trouve dans les limites des 200 milles marins entourant chacune des îles situées à l’intérieur des traits et sur lesquelles elle prétend exercer sa souveraineté.

 

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La rivalité Chine/États-Unis comme trame de fond

 

Les États-Unis ne sont partie ni à l’UNCLOS, ni aux conflits. Ils en sont tout de même un acteur majeur depuis 2010. D’abord, parce que le contentieux s’inscrit dans une rivalité plus large entre l’hégémon américain en déclin et ce qui est perçu comme son principal concurrent. En effet, la Chine cherche vraisemblablement, si ce n’est à le remplacer, du moins à bénéficier d’un ordre international plus favorable à son ascension, qui refléterait de manière plus juste la distribution actuelle de la puissance à l’international.

 

Cet antagonisme se reflète dans un commentaire d’Hillary Clinton datant de janvier 2012 notamment en référence à l’Asie Pacifique : « Let’s just talk (…) straight realpolitik. We are in competition with China. (…) China is in there (…) trying to figure out how it’s going to come in behind us, come under us. »[9]. Lors du Forum régional de l’ASEAN en 2010, la Secrétaire d’État liait la mer de Chine méridionale à l’intérêt national des États-Unis et exprimait leur soutien à une résolution pacifique ainsi que leur opposition à l’utilisation de la force par les parties.[10] Il n’y a eu aucun malentendu sur la cible d’un tel discours – la Chine. Clinton a ainsi énoncé pour la première fois officiellement une position américaine sur la question, qui a servi de prélude au « pivot » asiatique.[11]

 

Au vu de ces déclarations, la plausibilité d’une analyse fondée sur la realpolitik[12] est certainement défendable. Néanmoins, un certain nombre de facteurs dont l’importance est sous-estimée limitent la portée de cette interprétation répandue.

 

Une position chinoise contradictoire

 

La RPC est souvent présentée comme un État unitaire, cohérent et rationnel, quasi-omniscient au plan stratégique. Toutefois, une analyse plus approfondie de la position chinoise dévoile les failles d’un tel argumentaire.

 

D’abord, l’approche de la Chine est traversée de contradictions. Alors qu’elle investit régulièrement de manière unilatérale les zones contestées, elle fait en même temps la promotion active d’une gestion bilatérale des conflits, tout en participant à un dialogue multilatéral dirigé par l’ASEAN. De plus, bien qu’elle s’offusque à grand bruit de toute tentative de la part d’acteurs externes de se mêler de la question, la Chine l’a de facto internationalisée en juin 2014 en demandant au Secrétaire général des Nations-Unies de faire circuler un document étayant ses revendications à l’ensemble des 193 membres de l’Assemblée générale.[13]

 

En outre, le ministère chinois des Affaires étrangères a fort peu d’influence au sein de l’échiquier politique interne face aux compagnies pétrolières, à la Marine et à la garde côtière.[14] Non seulement la diplomatie chinoise n’a-t-elle qu’une emprise limitée sur la prise de décision, mais elle compense son impuissance par une agressivité renouvelée qui pousse les parties adverses à la méfiance.[15]

 

La marge de manœuvre effective de l’ASEAN

 

L’inefficacité de l’ASEAN dans ce dossier étant régulièrement l’objet de critiques, il est important de comprendre que l’organisation n’a pas vocation à prendre position sur les conflits, mais simplement à fournir un environnement propice au dialogue en vue de leur résolution au niveau bilatéral. L’ASEAN est une organisation intergouvernementale composée de petites et moyennes puissances dont l’indépendance est relativement récente. Dans ce contexte, le principe de non-ingérence y a été érigé au rang de dogme. Contrairement à l’Union européenne, l’ASEAN n’a pas d’autorité indépendante de la volonté des États qui la composent. Ainsi, toute prise de décision reflète nécessairement le consensus. L’ASEAN doit donc naviguer dans une situation complexe où elle est non seulement confrontée à un monumental déséquilibre de puissance dans sa relation avec la Chine, mais où les intérêts de quatre de ses membres sont en bonne partie incompatibles alors que les six autres ne sont pas directement concernés. Or, bien que sa marge de manœuvre s’en voit sans surprise considérablement réduite, l’ASEAN est tout de même parvenue à convaincre la Chine de prendre part de manière continue à un processus de négociations sur l’adoption d’un code de conduite dans les zones contestées, qui reflète principalement des conditions normatives.[16]

 

Pour conclure, la situation en mer de Chine méridionale s’inscrit clairement dans un processus plus large de redéfinition de l’ordre régional et défraye à juste titre la chronique. Le cours des négociations sera un facteur déterminant pour les relations entre la RPC et l’ASEAN, bien qu’une conclusion rapide soit difficile à imaginer à ce stade. La multiplicité des facteurs en question, l’incertitude entourant la nature des motivations chinoises et le caractère imprévisible du comportement des parties favorisent autant la spéculation qu’ils n’appellent à la prudence.

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Candidate au doctorat en science politique, Stéphanie Martel est rattachée au Centre d’études de l’Asie de l’Est (CÉTASE) et au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM). Elle est actuellement chercheuse invitée au Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Jakarta, en Indonésie. Stéphanie est titulaire d’une maîtrise en science politique de l’Université Lumière Lyon II et d’un baccalauréat en études internationales de l’Université de Montréal.

 

Légende et crédits

Image 1 : Affiche de propagande vietnamienne. Crédits : Ngo Quang Minh – CC BY-NC 2.

Carte 1 : L’Asie du Sud-Est. Crédits : CIA World Factbook.

Carte 2 : Les revendications des parties en mer de Chine méridionale. Crédits : Goran Tek-en, Wikimedia Commons.

Carte 3 : La ligne en neuf traits (en vert) reflète les revendications maximales de la Chine en mer de Chine méridionale. Crédits : U.S. Central Intelligence Agency.

 

 Notes et références

[1] Les îles Paracel sont contrôlées par la Chine mais revendiquées par le Vietnam et Taïwan.

[2] État de facto, Taiwan est toutefois considérée par la Chine comme une province rebelle. La RPC mène par conséquent une campagne diplomatique féroce contre la reconnaissance de Taïwan comme État indépendant par la communauté internationale. La représentation diplomatique de Taïwan à l’étranger est donc limitée à la présence de bureaux de représentation économique et culturelle, et elle n’est donc pas partie aux conventions internationales, l’UNCLOS compris.

[3] Ou ANASE en français, un acronyme assez peu utilisé.

[4] Sont membres de l’ASEAN, outre les parties aux conflits en mer de Chine méridionale, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, la Thaïlande et Singapour.

[5] Les Pratas sont le sujet d’une dispute entre la Chine et Taïwan.

[6] ASEAN, 2012. « Statement of the ASEAN Foreign Ministers » dans le cadre du 45ème ASEAN Ministerial Meeting, Phnom Penh, 20 juillet 2012. En ligne. http://www.asean.org/images/AFMs%20Statement%20on%206%20Principles%20on%20SCS.pdf  (page consultée le 15 mars 2015).

[7] Il s’agit d’une ligne de démarcation séparée en neuf segments utilisée par la RPC (et Taïwan) pour appuyer ses revendications et qui comprend potentiellement la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale. La ligne originelle datant de 1947 était initialement composée de 11 traits, deux d’entre eux ayant été supprimé après l’arrivée du Parti communiste au pouvoir. Un 10ème trait à l’Est de Taïwan a par la suite été réintégré dans une carte publiée par le gouvernement chinois en juin 2013, ce qui laisse présager la possibilité d’autres amendements dans le futur, une source d’inquiétude pour les autres parties.

[8] La Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer de 1982 stipule que toute revendication en matière de juridiction maritime est déterminée à partir du territoire sur lequel un État exerce sa souveraineté – le continent ou une « île », définie comme un élément insulaire susceptible d’accueillir une population humaine. Il faut rappeler que l’UNCLOS n’a pas vocation à déterminer ce qui fait ou non partie du territoire souverain d’un État, bien que cela soit encadré par le droit international. La Convention ne peut donc pas statuer sur la souveraineté qui s’exerce sur les dites « îles ». On ne peut donc pas affirmer avec certitude à l’heure actuelle que la ligne en neuf traits contrevient aux principes de l’UNCLOS.

[9] Pennington, Matthew, 2011. « Clinton says US in direct competition with China » in The Washington Post, éd. du 2 mars. En ligne. http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2011/03/02/AR2011030202888.html (page consultée le 11 mars 2015).

[10] Lieberthal, Kenneth, 2011. « The American Pivot to Asia » in Foreign Policy, éd. du 21 décembre. En ligne. http://foreignpolicy.com/2011/12/21/the-american-pivot-to-asia/ (page consultée le 15 mars 2015).

[11] Le pivot asiatique des États-Unis s’est confirmé en 2011. Voir Clinton, Hillary, 2011. « America’s Pacific Century » in Foreign Policy, éd. du 11 octobre. En ligne. http://foreignpolicy.com/2011/10/11/americas-pacific-century/ (page consultée le 11 mars 2015).

[12] La realpolitik décrit une politique étrangère reflétant un calcul instrumental fondé sur la puissance matérielle et l’intérêt national.

[13] Blanchard, Ben, 2014. «  China says wants to counter Vietnam’s ‘slander’ on South China Sea », Reuters, 10 juin. En ligne. http://www.reuters.com/article/2014/06/10/us-southchinasea-china-idUSKBN0EL17V20140610 (page consultée le 11 mars 2015).

[14] Hayton, Bill, 2014. The South China Sea – The Struggle for Power in Asia. New Haven: Yale University Press ; Chan, Irene et Li Minjiang, « Political Will and Joint Development in the South China Sea » in Wu Shicun et Nong Hong, 2014, Recent Developments in the South China Sea Dispute: the Prospect of a Joint Development Regime, Abingdon/New York : Routledge, pp. 184-5.

[15] En témoigne la publication en 2012 d’une carte incluant la ligne en neuf traits dans le nouveau passeport chinois, qui a provoqué l’ire de plusieurs membres de l’ASEAN, y compris Singapour et l’Indonésie. Cet acte est largement perçu comme une provocation de plus, notamment parce qu’elle implique une acceptation tacite des autres États parties par l’application d’un tampon officiel dans le dit passeport. Voir Associated Press. 2012. « China passports claim ownership of South China Sea and Taiwan » in The Guardian, éd. du 23 novembre. En ligne. http://www.theguardian.com/world/2012/nov/23/china-passports-ownership-sea-taiwan (page consultée le 11 mars 2015).

[16] Le processus de négociations d’un code de conduite a été concrètement inauguré en septembre 2013 et est fondé sur la Déclaration sur la conduite des parties de 2002, les discussions plus larges sur la mer de Chine méridionale entre la Chine et l’ASEAN ayant été amorcées en 1999. La décision unilatérale des Philippines de faire appel à un tribunal arbitral relevant des Nations-Unies en janvier 2013 pour statuer sur la validité de la ligne en neuf traits dans le cadre de l’UNCLOS a toutefois porté un dur coup à la crédibilité de l’ASEAN dans le dossier.

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