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DOSSIER EUROPE – Intégration européenne: une naissance dans les malaises

Dans l’histoire de l’intégration de l’Europe, les premières institutions naissent dans le contexte tendu de la Guerre froide et en sont largement le produit.  Cet article s’intéresse aux motivations politiques derrière les premières initiatives européennes et aux pressions extérieures exercées par les Américains sur des Européens encore sceptiques.

Les intérêts des principaux acteurs

Les Américains sont d’ardents promoteurs de l’idée d’unité européenne pour des raisons principalement politiques.  En effet, à peine la Deuxième Guerre mondiale tire-t-elle à sa fin que le conflit idéologique de la Guerre froide s’installe, redéfinissant les relations internationales des décennies suivantes.

Pour les Américains, l’URSS est rapidement identifiée comme la menace principale à la sécurité internationale. La promotion de l’unité européenne constitue un geste de Guerre froide visant à rallier les ennemis d’hier contre le bloc soviétique et à solidifier le capitalisme en Europe occidentale.  Leur idéal de l’Europe unie repose sur la spécialisation des économies nationales : chaque pays doit produire selon ses avantages géographiques et techniques, évitant de développer des secteurs qui concurrenceraient inutilement ses voisins.  On favoriserait ainsi l’interdépendance.  La spécialisation devrait accroitre la productivité, favorisant la reconstruction de l’Europe.  C’est également une attaque aux politiques autarciques, telles que celles menées par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, considérées comme étant à l’origine de la guerre de 1939-45.

Comme l’objectif principal demeure d’unir d’anciens ennemis (la France et l’Allemagne) contre un nouvel adversaire commun, la République Fédérale Allemande doit être inclue dans les initiatives d’intégration.

De son côté, la RFA voit l’intégration d’un bon œil.  L’Allemagne est divisée en 2 : la RFA, ancrée politiquement et économiquement dans l’Occident et la RDA, communiste et alignée sur Moscou.  Pour Adenauer[1], tout geste qui enracine plus solidement l’Allemagne en Occident éloigne la perspective d’un basculement vers le bloc communiste, principale menace.

La France oscille entre plusieurs tendances (au rythme notamment des changements de gouvernements, fort nombreux, sous la 4e République).  D’emblée, la politique préférée serait celle d’une répression de l’Allemagne, identifiée comme la principale menace à la sécurité nationale, bien plus que les Russes. Les premières initiatives intégrationnistes françaises visent à marginaliser les Allemands, cherchant d’abord une Europe franco-britannique, puis une Union douanière franco-italienne, ensuite un plan d’Union politique de l’Europe occidentale excluant l’Allemagne[2]… Forcée par les Américains d’abandonner cette politique antiallemande, il lui reste la voie d’une intégration acceptant le principe de réhabilitation économique et politique de l’Allemagne.  La France se posera donc en leader intégrationniste, croyant pouvoir infléchir le processus intégrateur pour endiguer et contrôler le relèvement allemand.  Les Américains encouragent d’ailleurs les « européanistes » français à prendre la tête du mouvement, d’autant que les Britanniques y semblent peu intéressés, misant sur leurs relations transatlantiques et sur le Commonwealth.

Les premières initiatives « européennes »

Les Américains jouent un rôle important dans la création des premières institutions européennes.  En 1947, le Congrès vote le Plan Marshall (European Recovery Program), vaste plan d’aide économique destiné à la reconstruction de l’Europe.  Les 12 milliards de dollars, principalement des dons, ne seront pas dépensés sans droit de regard.  L’organisation responsable de superviser l’emploi des fonds ERP est l’Economic Cooperation Administration (ECA), vaste bureaucratie américaine ayant une mission dans chaque pays bénéficiaire[3].  Les États-Unis disposent ainsi d’un levier pour influencer la reconstruction de l’Europe tabula rasa de l’après-guerre.

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Les rouages des négociations qui en ressortent constituent une affaire complexe, mais il convient de souligner que :

  1. L’ERP s’accompagne de la création d’une première organisation « européenne » : l’Organisation Européenne pour la Coopération Économique[4]. Réunissant les pays bénéficiant du Plan Marshall, son rôle est de négocier la répartition des fonds entre ces derniers, selon les besoins.
  2. L’ECA utilise le blocage des fonds dont les Européens ont cruellement besoin comme outil de chantage, exigeant que l’aide économique s’accompagne d’initiatives « intégrationnistes ».

Concrètement, les pays membres doivent soumettre à l’OECE des Programmes à Long Terme, programmes généraux sur l’orientation future de l’économie, lesquels doivent idéalement tendre vers la voie de la spécialisation.  Or, l’ensemble des PLT[5] ressemble davantage à un collage d’ambitions nationales, sans réelles intentions intégrationnistes, rempli dans le but immédiat d’obtenir des fonds ERP[6].

Idem pour les premières institutions européennes qui sont créées avant 1951.  Par exemple, la première Union de l’Europe Occidentale (1948)[7] et le Conseil de l’Europe (1949) demeureront longtemps des coquilles vides.  L’Union Européenne des paiements (1950), qui se finance entre autres sur des fonds ERP, est un rare succès[8].

Le véritable coup d’envoi : une Guerre froide de plus en plus chaude.

La Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier est le premier réel succès de l’intégration européenne.  Créée en 1951[9] suite à la proposition du français Robert Schuman, elle institue un marché commun pour les industries du charbon et de l’acier chez les pays membres.  Il s’agit de la première institution supranationale démontrant une réelle volonté des États à abandonner une part de leur souveraineté[10]. Pourquoi alors un tel changement d’attitude ?

C’est le début de la Guerre de Corée en 1950[11] qui bouscule les évènements.   Dans l’esprit des hommes d’État, cette guerre périphérique opposant communistes et capitalistes menace de dégénérer en troisième guerre mondiale.  On craint que l’URSS ne profite du momentum pour en découdre avec la RFA.  Dans ce contexte, seulement 5 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Américains font pression pour un réarmement allemand.

Panique française !  La politique étrangère de la France depuis 1945 est guidée par la peur de l’Allemagne.  L’interdépendance des milieux sidérurgiques et charbonniers semble alors salvatrice.  Le charbon et l’acier constituent le nerf de la guerre conventionnelle.  La politique française de répression de l’Allemagne (1945-1949) s’intéressait d’ailleurs à contrôler, neutraliser et exploiter à son avantage les riches régions de la Sarre et de la Ruhr.  Suite à son abandon, l’intégration semble être la seule voie pour neutraliser le danger allemand.

Les projets déchus sont également significatifs pour comprendre que les premières initiatives européennes sont davantage le fruit d’un climat international tendu et de pressions extérieures que de ferventes ambitions supranationales partagées.  Toujours pour contrôler le réarmement allemand,  la France propose en 1950 la création de la Communauté Européenne de Défense, projet d’une armée européenne intégrée, rejeté par ses créateurs en 1954, notamment en raison de la détente du climat international après 1953[12].  Le début des années 1950 voit aussi plusieurs projets de marché commun agricole[13], également abandonnés ; ce n’est pas l’agriculture allemande que l’on cherchait à « neutraliser » !

 

Daniel Beauregard
Professeur d’histoire au Collège Jean-de-Brébeuf

 

BIBLIOGRAPHIE

BOSSUAT, Gérard.  «Aux origines du Plan Marshall», dans Histoire, Économie et Société, 1999, 18, no2, pp.275-293.

BOSSUAT, Gérard.  La France, l’aide américaine et la construction européenne.  1944-1954, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1997, 1042p.

BOSSUAT, Gérard. « Les grands commencements de l’Europe plan Marshall (1947) et aide à l’est européen (1990) », dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire. no31, juillet-septembre 1991. pp. 25-40.

BOSSUAT, Gérard, « L’unité européenne a changé l’Histoire. », Parlement[s], Revue d’histoire politique 1/2004 (n° 1), p. 45-63

LEFFLER, Melvin P. et Odd Arn WESTAD (ed.)  The Cambridge History of the Cold War, Cambridge University Press, Cambridge, 2012.

MILWARD, Alan S.  «Was the Marshall Plan Necessary?», dans Diplomatic History, 1989, 13, 2, pp.231-253.

 

[1] Chancelier de la RFA

[2]BOSSUAT, Gérard.  La France, l’aide américaine et la construction européenne.  1944-1954, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1997, 1042p.

[3] Les pays bénéficiaires sont : la France, la RFA, le Royaume-Uni, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Italie,  la Norvège, le Danemark, la Suède, l’Islande, l’Irlande, la Grèce, le Portugal et la Turquie. Les Américains ont également étendu l’offre d’aide à l’Europe de l’Est, sachant toutefois qu’ils allaient se voir imposer un refus par Moscou.

[4] L’ancêtre de l’OCDE

[5] Mis ensembles, ils forment le PRE, programme de reconstruction européenne (Bossuat, 1997, p.624).

[6] Gérard BOSSUAT, Op.Cit.

[7] Créée par le traité de Bruxelles.

[8] Elle vise à faciliter les échanges de devises et équilibrer les balances commerciales des pays membres (Millward, 1989, p.236).

[9] Les membres – la France, la RFA, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg – forment l’Europe des Six.  Noyau de l’Union Européenne, ils fonderont le marché commun (CEE) par la signature du traité de Rome en 1957.

[10] Elle est dotée d’une Haute Autorité supranationale aux pouvoirs étendus sur les pays membres.

[11] La Guerre de Corée est un des nombreux conflits armés périphériques de la Guerre froide.  Elle oppose la Corée du Nord, communiste, soutenue par Moscou et la Chine, à la Corée du Sud, soutenue par les Américains et les Occidentaux.

[12] Notamment en raison de la fin de la Guerre de Corée, de la mort de Staline, etc…

[13] Dont le Plan Pflimlin, dit pool vert

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