Notes préliminaires de l’auteur
Afin de résumer ce numéro sur les polycrises européennes, le comité de rédaction du Monde 68 m’a demandé d’imaginer des scénarios possibles sur le futur européen. Ayant développé une analyse très sceptique des développements européens, il m’aurait été difficile de répondre à la commande sans peindre un tableau très noir et peu optimiste. Ne voulant pas décourager les lecteurs pour autant, j’ai développé une uchronie où un journaliste raconte en 2057, pour les 100 ans de l’Union Européenne, comment celle-ci a surmonté ses crises du début de siècle. L’analyse des causes des crises se veut donc ici scientifique, mais le reste du scénario est bien sûr imaginé et n’a pas pour autre but que d’offrir des perspectives un peu plus réjouissantes que celles proposées actuellement.
Les 100 ans de l’Union Européenne, ça se fête!
Aujourd’hui, le 13 mai 2057, Rima Delenikas, la présidente du Parlement Européen prononcera devant l’Assemblée élue un discours célébrant les 100 ans de l’Union Européenne qui devrait être suivi par une grande majorité des 450 millions de citoyens européens. Pour notre journal, c’est l’occasion de revenir sur le parcours de Mme Delenikas, qui symbolise les défis surmontés par l’Union Européenne ces 50 dernières années pour devenir un système politique juste et protecteur de ses citoyens.
Rima Delenikas est née en Grèce dans un camp de réfugiés le 1er mars 2016 d’une mère syrienne et d’un père grec. À la suite de l’accord du 19 mars 2016, qualifié par les historiens d’ « accord de la honte[1] », Mme Delenikas a vécu les trois premières années de son existence ballottée entre la Turquie et le continent européen au gré des quotas restrictifs réclamés par les gouvernements nationalistes et autoritaires français, danois, néerlandais, polonais et hongrois. Par la suite, la réorientation de la stratégie de relance économique et monétaire vers une lutte contre les différentes formes d’inégalités, l’arrivée au pouvoir de mouvements politiques progressistes et la mise en place de principes éthiques dans la gouvernance politique ont permis à Mme Delenikas d’accéder à la plus haute responsabilité politique du continent européen.
Pour comprendre et expliquer ce destin hors-norme, il faut donc relier la trajectoire personnelle de Mme Delenikas aux grands changements ayant infléchi la course de l’histoire européenne il y a maintenant un demi-siècle. Revenons d’abord sur la triple crise financière, migratoire et écologique de l’Union Européenne qui par leur aggravation sur la période 2015-2020 ont mené à une lente refondation politique que célèbre aujourd’hui le discours de Mme Delenikas.
« Austérité, murs de la honte, accident nucléaire : le triple précipice européen de la décennie 2010 »
Pour la majorité des historiens, les décisions politiques prises à la suite de la crise financière de 2007 marquent le commencement de la triple crise de la fin des années 2010. En effet, plutôt que de profiter de la crise pour rétablir un contrôle politique sur un système financier hypertrophié et fragilisé, les dirigeants européens ont choisi de « gagner du temps[2] » en cherchant en priorité, à stabiliser les grandes banques européennes. À la place, les dirigeants européens ont choisi d’imputer la responsabilité de la crise aux États périphériques de la zone euro, alors accusés de souffrir de problèmes budgétaires et de compétitivité. Pour y « remédier », seule la potion amère de l’austérité a été administrée, malgré les avertissements du directeur du Trésor étasunien, du FMI et de l’OCDE quant à la sévérité de ses effets sur les inégalités économiques, la santé des populations et la stabilité politique[3]. De plus, la Banque Centrale Européenne a renforcé les effets inégalitaires de l’austérité en augmentant artificiellement les prix boursiers pour maintenir les banques européennes à flot et limiter les effets déflationnistes liés à l’austérité[4]. En parallèle, le secteur financier a su rester suffisamment puissant politiquement pour empêcher une régulation significative de ses activités. Les banquiers ont donc continué à alimenter les sociétés écrans de leurs clients installées dans les paradis fiscaux[5].
Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, les dirigeants européens ont donc tenté de stabiliser le secteur bancaire au coût d’importantes restrictions budgétaires et d’une fragilisation du tissu socio-économique des sociétés européennes[6]. Cette stratégie a entraîné l’isolation de la gouvernance macro-économique des choix électoraux[7] a permis au discours anti-élites et complotiste des partis politiques autoritaires et nationalistes de prospérer. Quant aux États européens, ils n’ont plus eu de marges budgétaires pour répondre à des défis écologiques et géopolitiques pressants, tandis les banques ont continué à se fragiliser en maintenant des activités problématiques..
Ainsi, à force de marcher au bord de l’abîme, les autorités européennes sont tombées dans le gouffre d’une succession d’événements politiques violents et marquants lors de la période 2016-2020. D’abord, le manque de fonds alloués à la politique énergétique a mené à de graves négligences dans l’entretien du parc nucléaire et à l’explosion d’une centrale nucléaire à la frontière dano-suédoise. Ensuite, l’arrivée au pouvoir de partis politiques autoritaires dans des États comme la France a mené à un climat de violence et de résistance politique continu dans les sociétés concernées. Ces mêmes gouvernements ont gravement détérioré les finances publiques, à cause de projets aussi pharaoniques qu’inutiles comme la construction d’un mur aux frontières pour stopper les flux de migrants. Enfin, la banqueroute de la Deutsche Bank, plus grande banque européenne à l’époque, provoquée par des investissements financiers hasardeux et des nombreux paiements d’amendes liés à des activités frauduleuses, a ruiné l’Allemagne[8] . L’ancien pays dominant de la zone euro a dû se résoudre à demander un programme d’assistance financière et se placer sous la surveillance de la Troïka.
Comités d’éthique et luttes contre les inégalités : la refondation politique de l’Europe.
Atteindre ce point de non-retour a eu le mérite de faire naître des mouvements de résistances qui ont patiemment gagné des victoires politiques importantes (on cite souvent l’élection de Mme Ballano à la mairie de Barcelone comme point de départ). Si cette partie de l’Histoire est davantage connue, rappelons rapidement les trois étapes par lesquelles l’Union Européenne a su résoudre ses crises.
D’abord, un ensemble de dispositifs a été mis en place pour limiter le pouvoir des intérêts financiers dans la décision politique. Ainsi, les transferts de fonds vers les paradis fiscaux ont été bannis et le problème corollaire de la concurrence fiscale a été réglé par l’imposition d’un taux de taxation minimum sur les entreprises[9]. La mise en place de « jubilés de la dette[10] » a permis d’identifier les origines des déficits budgétaires et de ne rembourser qu’une partie de ceux-ci. Les dirigeants des grandes agences indépendantes ont été soumis à un contrôle beaucoup plus strict des phénomènes de porte tournante où les industries régulées plaçaient leurs anciens employés à la tête des institutions régulatrices. Si ces règles nous paraissent évidentes aujourd’hui, il faut rappeler qu’en 2016, la concurrence fiscale était telle que la Belgique rentrait en conflit avec la Commission Européenne pour empêcher des rentrées d’impôts supplémentaires provenant des entreprises[11]. De même, Mario Draghi, l’ancien président de la BCE était un ancien employé de Goldman Sachs, une banque aujourd’hui disparue qui était impliquée dans des opérations de maquillage de dette souveraine[12].
Ce contrôle politique de la finance a permis de réorienter les activités économiques à des fins justes[13], éthiques et socialement utiles. Ainsi, au lieu de transiter par les banques et d’alimenter les bonus des traders, les politiques de relance monétaire ont servi à financer partiellement un revenu universel pour les citoyens européens et des projets visant à réduire les inégalités sociales, environnementales et économiques (construction de logements sociaux à impact environnemental réduit, processus de transition énergétique, etc)., les rentrées fiscales accrues ont permis de mettre en place un système éducatif gratuit, , et d’allouer des fonds importants aux programmes d’insertion des réfugiés et de déradicalisation des citoyens européens stigmatisant ces populations.
Les mandats politiques ont été encadrés par des comités éthiques visant à empêcher le cumul des mandats et les conflits d’intérêts tout en favorisant la mixité sociale, ethnique et de genre au sein des instances dirigeantes. Par exemple, les archives historiques montrent que Jean-Claude Juncker, le président de la Commission Européenne choisi en 2014, était non seulement le sixième homme blanc consécutif de plus de 50 ans à siéger à ce poste depuis 1984, mais aussi qu’il avait participé à l’organisation d’un des plus grands systèmes d’évasion fiscale au Luxembourg[14]. La perte de crédibilité de la Commission résultant de cette présidence a été un des facteurs expliquant l’accroissement du pouvoir du Parlement Européen.
La longue et conflictuelle mise en œuvre de cet ensemble de mesures a permis de reconstruire progressivement un lien de confiance horizontal, entre les différents pays européens, et vertical, entre gouvernants et gouvernés. Sans cette refondation politique, Rima Delenikas n’aurait jamais pu devenir la femme politique à la tête du continent. À vrai dire, en 2016, l’année de sa naissance, personne ne pouvait imaginer une femme musulmane née dans un camp de réfugiés accéder à une quelconque responsabilité politique. Mesurons nos progrès et protégeons-les précieusement.
Clément Fontan
Chercheur postdoctoral au CÉRIUM
[1] L’accord du 19 mars 2016 entre les autorités turques et européennes met en place un renvoi des réfugiés localisés en Europe vers la Turquie. En contrepartie, les réfugiés installés en Turquie (près de 2 millions) pourront migrer vers l’Europe, à hauteur de 72000 personnes par an. En addition, la Turquie bénéficie d’une aide de 6 milliards d,Euros et une politique de visas plus accommodante. Le Haut-commissariat aux réfugiés attaché à l’ONU a déclaré que cette décision est illégale et s’est retiré de Grèce. http://www.unhcr.ch/fr/no_cache/detail/article/artikel//accord-ue-turquie-le-hcr-redefinit-son-role-en-grece.html
[2] Streeck, W., 2014. Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Gallimard, Paris.
[3] Sur les avertissements du FMI, lire Blustein, P., 2015. « Laid Low: The IMF, the Euro Zone and the First Rescue of Greece ». CIGI Papers. Sur les effets de l’austérité, lire Stuckler, D., Basu, S., 2014. Quand l’austérité tue. Epidémies, dépressions, suicides : l’économie inhumaine. Autrement, Paris
[4] http://l-arene-nue.blogspot.ca/2016/04/clement-fontan-lextension-inedite-des.html
[5] http://www.wsj.com/articles/biggest-banks-are-top-users-of-offshore-services-1459817165
[6] Blyth, M., 2013. Austerity: the history of a dangerous idea. Oxford University Press, Oxford.
[7] Crouch, C., 2004. Post-democracy. Polity, Cambridge.
[8] Si les deux premiers évènements sont heureusement fictifs, le troisième pourrait ne pas l’être en revanche car les actifs détenus par la banque équivalent à plus de la moitié du PIB allemand alors que la valeur boursière de la banque a chuté de 40% en 2016. http://www.theguardian.com/business/2016/feb/10/deutsche-bank-germany-financial-colossus-stumbles
[9] http://www.ledevoir.com/international/actualites-internationales/467938/panama-papers-le-vrai-probleme-c-est-la-concurrence-fiscale
[10] Graeber, D., 2013. Dette : 5000 ans d’histoire, Les liens qui libèrent, Paris.
[11] http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-42_fr.htm
[12] http://www.nytimes.com/2011/10/30/business/mario-draghi-into-the-eye-of-europes-financial-storm.html?_r=0
[13] Au sens rawlsien du terme, une politique est juste si elle favorise d’abord les plus démunis.
[14] http://www.bloombergview.com/articles/2014-11-09/jeanclaude-juncker-needs-to-go