En rafale

Résilience et transformations du modèle scandinave

À plusieurs titres, la Suède, la Norvège, le Danemark et la Finlande, quatre petits pays dont la population ne dépasse pas 6 millions d’habitants, à l’exception de la Suède qui environne 10 millions, font toujours l’envie du monde entier. Ils se classent parmi les pays les plus prospères, les plus performants au chapitre du PIB par habitant, 35% plus élevé que les moyennes européennes. Ils se rangent aussi parmi les premiers pour la croissance économique et l’Indice de Développement Humain (IDH) compilé par la Banque Mondiale. Les pays scandinaves jouissent de soins de santé et d’éducation universels de hauts niveaux en plus d’accéder à un système de retraite particulièrement généreux tout en bénéficiant d’une distribution de revenu parmi les moins inégalitaires de tous les pays de l’OCDE, avec un coefficient de Gini[1] environnant 0.25 et un taux de pauvreté de 6,2%, moitié plus faible qu’ailleurs. Les hauts cadres des grandes sociétés nordiques gagnent à peine le tiers du salaire de leurs confrères britanniques. Plusieurs observateurs[2] attribuent ce succès au régime social-démocrate et plusieurs aspirent à le reproduire chez eux.  Les pays scandinaves disposent-ils d’un secret? D’une recette? Leur modèle est-il soutenable à long terme?

Selon l’historien norvégien Francis Sejersted[3], la social-démocratie implantée dans les pays nordiques remonte aux années ’30. Durant cette période trouble, les partis socio-démocrates scandinaves cherchaient une voie entre les fascistes et les communistes. C’est le « capitalisme démocratique » inspiré par un souci constant d’égalitarisme, d’universalisme  et d’une participation active de tous les agents aux prises de décisions qui l’a emporté. D’inspiration fortement socialiste à leurs débuts, les gouvernements des quatre pays nordiques se distinguent par un niveau de taxation très élevé avec des taux marginaux d’imposition atteignant par moments 90%[4]  dans le cas de la Suède, la dépense publique dépassant la barre de 70% du PIB.  Les taux de syndicalisation de 70% et une concertation permanente, avec les représentants patronaux et l’État, désamorcent les conflits en misant sur un consensus social fort. Les grèves en Scandinavie furent plutôt rares.  Les avantages sociaux sont évidemment à la hauteur de ces mesures. C’est l’État-providence à son meilleur, fondé à la fois sur une économie de marché, des politiques macro-économiques pour stabiliser la demande globale et des politiques structurelles pour développer les capacités productives ouvrant la voie à des multinationales sans rapport avec la taille économique des pays : Ericsson, H&M, Atlas Copco, Ikea, Volvo, etc.. Durant cette étape, l’État est encore largement interventionniste.

La stagflation des années ’70, suivie de deux crises majeures durant les deux décennies ’80 et ’90, puis par la crise du subprime de 2008, forcent les économies scandinaves à entreprendre un virage majeur. Le niveau de prélèvements requis pour financer les dépenses gouvernementales représente un fardeau plus difficile à gérer. La dette publique extérieure[5] de la Suède, du Danemark et de la Finlande atteint des niveaux dangereux.  Les pays nordiques traversent une crise grave. Entre 1970  et 1993, la Suède passe du 4ème pays le plus riche de la planète au 14eme rang.  On cherche à maitriser l’inflation, le ralentissement de la production, les finances publiques, une dette publique énorme, la productivité des services sociaux offerts à la population. L’État vise à s’harmoniser avec les nouvelles règles du jeu imposées par la globalisation.  La déréglementation du secteur financier, la montée en puissance des économies émergentes, à commencer par le BRICS[6], les obligent à s’ouvrir davantage au reste du monde.

Le modèle économique recherché est dès lors résolument capitaliste, libre échangiste[7].  Les lois du marché dictent les orientations et les stratégies du secteur privé. L’État n’intervient ni pour soutenir une entreprise en difficulté, ni pour freiner la délocalisation ou la cession d’une corporation à des investisseurs étrangers[8]. Le marché du travail est très flexible au Danemark, les employeurs peuvent procéder à des mises à pied tout en s’engageant à fournir un support monétaire et une formation favorisant la réinsertion des employés.  Ailleurs, malgré une certaine rigidité, il n’y a pas de loi pour fixer le salaire minimum ni même de code du travail. Sans confrontations ni débats stériles, la semaine de travail de 30 heures tend à se répandre sans pour autant nuire à la productivité. Dans le secteur privé et public on décourage même le recours aux heures supplémentaires considérées comme nuisibles à l’efficacité[9].  On veut toutefois maintenir l’État-providence, garantir des filets de sécurité généreux tout en encourageant une participation active de la main d’œuvre nettement plus élevée que dans le reste de l’Europe. Le taux d’activité est de 73% comparativement à la moyenne européenne de 65%.  C’est de la réussite de ce virage important que l’on peut juger de la situation unique des pays nordiques, de leur particularité. En l’absence d’une confiance mutuelle entre les partenaires sociaux et d’une longue tradition démocratique visant à relever des défis, ces transformations profondes auraient été vouées à l’échec.

Durant les deux dernières décennies le poids des dépenses gouvernementales dans le PIB a chuté de 16 à 18 points de pourcentage dans les quatre pays nordiques pendant que le taux d’imposition des sociétés, très compétitif, n’est que de 22%[10]. Les particuliers contribuent, sans rechigner, aux caisses de l’État surtout à travers une TVA record de 25%. Ils sont pleinement conscients de bénéficier d’avantages sociaux accessibles à tous les individus. La transparence et la performance des services publics sont régulièrement surveillées, peu importe que ces derniers soient fournis par le public ou le privé. La sous-traitance est monnaie courante. En Norvège et au Danemark des entreprises privées administrent à l’occasion des hôpitaux publics. La poste, l’électricité et le transport ont été ou privatisés ou largement déréglementés. Là, comme ailleurs, le pragmatisme l’emporte sur la dimension idéologique. Le coefficient d’ouverture au commerce international est passé en quelques années de 27% à 55% pour s’arrimer encore davantage à l’économie globale et tirer un meilleur parti de l’étroitesse du marché intérieur.

Contrairement au dogme néo-libéral, qui veut établir un lien direct entre une taxation faible, un gouvernement restreint et une efficacité économique plus grande, le modèle scandinave tend à prouver qu’un État-providence, des taxes importantes et une performance économique appréciable sont parfaitement compatibles. Une grande partie du succès des pays scandinaves ne peut être malgré tout expliquée que par leur leur degré de cohésion, de responsabilité, d’ardeur au travail, que par un niveau de citoyenneté élevé, de confiance dans leur gouvernement et leurs institutions. Bref, une combinaison de facteurs que l’on peut difficilement reproduire ailleurs. Des ombres au tableau mettent en cause la soutenabilité du modèle scandinave. D’une part le vieillissement de la population réduit le poids relatif de la main d’œuvre jeune qui alimente le trésor public et d’autre part l’afflux d’immigrants attirés par un système de sécurité sociale abondant et qui ne partagent pas nécessairement la même vision.

Armand Sebbag
Professeur d’économie
Collège Jean-de-Brébeuf

 

Pour lire d’autres articles du Dossier nordicité européenne: Scandinavie + Finlande ainsi que son introduction.

Sur le dialogue social, lire le texte de Jean-Patrick Brady

 

[1] Il s’agit d’une mesure calculant la répartition du revenu ou de la richesse.  Un coefficient de Gini de 1 indiquerait une inégalité parfaite, c’est-à-dire une situation où 1 personne possèderait l’entièreté des biens et le reste de la population ne possèderait rien.  Plus le coefficient de Gini s’approche de 0, plus la répartition des richesses est égalitaire.

[2] Plusieurs gens au Québec sont des admirateurs de longue date du modèle nordique

[3] The Age of Social Democracy, Princeton University Press, 2011, F. Sejersted.

[4] Pour des raisons d’optimisation fiscale, le fondateur d’Ikea,Ingvar Kamprad s’installe en suisse en 1977. Son exemple est imité par une portion de la communauté du monde des affaires mais aussi du spectacle.

[5] La Norvège grâce à son pétrole et son fonds souverain de près de 1000 milliard de $ est à part.

[6] Acronyme de Brazil, Russia, India, China, South-Africa.

[7] Les pays scandinaves, selon le rapport « Ease of Doing Business » de la Banque Mondiale, sont  parmi les 12 premiers.

[8] Par exemple, la vente en 2010 de la section autos de Volvo à l’entreprise chinoise Geely.

[9] On peut se référer aux conséquences des surcharges des infirmières du Québec : absences, burnout…

[10] La récente réforme fiscale aux États-Unis vient à peine de faire passer de 35% à 21% le taux d’impôt sur les profits des sociétés.

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