Partager la publication "Totalitarisme et Realpolitik: Le Pacte Ribbentrop-Molotov comme preuve d’une solidarité totalitaire entre le IIIe Reich et l’URSS?"
- Totalitarisme et Realpolitik.
Dès sa naissance à la fin de la Première Guerre mondiale et surtout avec la découverte des camps de la mort en 1945, le totalitarisme suscita l’intérêt des intellectuels en Occident.1 Ces derniers étendirent leur réflexion au communisme soviétique, particulièrement dans sa variante stalinienne, elle aussi chargée de crimes via son univers concentrationnaire. Pour les penseurs des démocraties libérales, comment concevoir et nommer ces dictatures nouveau genre s’installant en Italie, en Allemagne et en Russie (URSS) entre les années 1917-1933? Malgré des doctrines différentes, elles montraient des similitudes dans la pratique du pouvoir. Les démocraties n’avaient plus en face d’elles des dictatures classiques reposant sur les élites traditionnelles (royauté-clergé) et antilibérales bloquant l’accès au pouvoir des masses populaires, mais une nouvelle forme de tyrannie, reposant sur une idéologie unique qui englobait l’individu et la société du berceau au tombeau, donc, dans sa totalité. La finalité de ce régime, à gauche comme à droite, sera la régénération radicale de la société. Avec la disparition, en 1945, du fascisme italien et du nazisme, seul le communisme (stalinien surtout) demeurait comme système totalitaire. Nous sommes alors en Guerre Froide. C’est à ce moment que Zbigniew Brzezinski élabore, en 1956, des critères descriptifs du totalitarisme ayant pour seul modèle l’URSS.2 Il n’avait pas oublié le nazisme, aussi, ces critères permettaient la comparaison convergente du nazisme et du communisme permettant à certains penseurs d’affirmer qu’ils étaient les deux faces d’une même médaille. On étudiait alors toutes les dimensions du totalitarisme, dont la politique étrangère. À ce sujet, certains auteurs se seront laissé aveugler par le caractère « englobant » des totalitarismes en prétendant que dans leurs relations internationales, ces derniers laissaient toute la place à la solidarité totalitaire. Preuve évoquée pour soutenir cette thèse : la signature, le 23 août 1939, du Pacte de non-agression germano-soviétique. C’est faire fi, et trop rapidement, d’une pratique ancienne dans l’élaboration de la politique étrangère : le réalisme politique, ou Realpolitik.3
Justement, plusieurs historiens démontrent que dans l’élaboration de la politique étrangère d’un pays, la solidarité idéologique compte moins que la préservation de ses intérêts politiques et économiques. C’est ce qu’on appelle la Realpolitik4. C’est, par exemple, l’une des conclusions de Dominic Roy dans son livre : Partenaire et ennemie. La Chine face au Viêtnam : 1949-1979. Ainsi, le partage d’un système politique commun n’exclut pas des conflits entre partenaires, surtout si leurs intérêts nationaux ou leur statut de puissance semblent menacés.
L’idée du « réalisme » en politique se trouve déjà dans Le Prince de Machiavel (1512-1513). Le concept, lui, est d’origine germanique et définit les pratiques politiques et diplomatiques d’Otto von Bismarck dans la seconde moitié du XIXe siècle. La Realpolitik c’est:
Une stratégie reposant sur l’importance économique et politique des pays interlocuteurs plutôt que sur des à priori idéologiques ou des jugements de valeurs même communs, reposant sur l’éthique ou la morale (religion). Cette stratégie a pour but d’évaluer les rapports de force en présence afin de préserver efficacement l’intérêt national et sa position mondiale. 5
Revenons donc à la signature, le 23 août 1939, du Pacte Ribbentrop-Molotov comme preuve établissant que l’URSS et le IIIe Reich étaient des frères siamois totalitaires. Sans rien enlever au caractère totalitaire et détestable de ces deux régimes, on ne peut pas accepter que ce jumelage repose sur l’utilisation obsessionnelle d’une « preuve » aussi mal comprise et interprétée par certains écrivains6 que la signature de ce Pacte. De plus, peut-on ignorer les divergences idéologiques entre ces régimes et le fait qu’au-delà de l’entente, Hitler et Staline entreront, dès 1941, dans une lutte idéologique meurtrière? Bref, le Traité de non-agression dit Ribbentrop-Molotov relève de la Realpolitik et non de la solidarité de vue entre deux États totalitaires.
II) Le cas du Pacte Ribbentrop-Molotov.
Soyons clair, Staline n’a pas pactisé avec Hitler par solidarité totalitaire. L’inverse est aussi vrai. Dans les faits, les choix de Staline étaient plus que limités car les Occidentaux l’ont plus ou moins poussé vers cette alliance incongrue. Comment?
Dès l’avènement de Hitler, en 1933, Staline avait perçu la menace7. Depuis, il cherchait à s’approcher des Occidentaux (Français et Britanniques) mais ces derniers avaient des réserves, voire de l’hostilité à l’égard du dictateur communiste. Rappelons-nous que la France et la Grande-Bretagne n’appréciaient pas le régime soviétique, intervenant même contre lui lors de la Guerre civile russe de 1918-1921.
Ainsi s’explique qu’un ministre des Affaires étrangères britannique, Lord Halifax, qui détestait les bolcheviques, souhaitait l’apaisement avec Hitler. Pour la France, l’ouverture à l’URSS évoluait selon la coalition gouvernementale au pouvoir, la gauche plutôt favorable à Staline, la droite cherchant à amadouer le Führer pour éviter une guerre. Plusieurs hommes politiques occidentaux voyaient en Hitler un rempart contre le bolchevisme et l’URSS, devenus principaux ennemis8. Le maître du Kremlin parviendra à négocier et signer entre 1934 et 1935 un Pacte d’assistance mutuelle avec la France, mais ce dernier n’est accompagné d’aucune entente ou convention militaire. De plus, les Français tardent à l’appliquer (surtout) sous Pierre Laval. Les Soviétiques auraient souhaité une alliance antifasciste d’Europe orientale tout en intégrant la France et l’Angleterre, mais la Pologne surtout se méfiait des motifs secrets de Staline derrière cette alliance. Elle craignait une nouvelle expansion des Russes et pour cette raison refusa l’alliance, notamment pour empêcher l’Armée Rouge de passer sur son territoire. Moscou obtint néanmoins un pacte d’assistance mutuelle avec Prague (1935-1936). La Tchécoslovaquie était déjà, par ailleurs, alliée à la France par des traités signés dans les années 1924-1925, pacte que les Français briseront avec les Accords de Munich du 29-30 septembre 1938.
Ces Accords sont le fruit d’une Conférence entre la France, la Grande-Bretagne, le IIIe Reich et l’Italie (comme arbitre) au sujet d’une des nombreuses revendications territoriales de Hitler : l’annexion au Reich des territoires des Sudètes. Appartenant à la Tchécoslovaquie, ce territoire était celui de 3 millions d’Allemands que Berlin souhaitait rattacher à l’Allemagne sous prétexte de persécutions. Bien sûr, les Tchèques ne se laissèrent pas faire et mobilisèrent leurs troupes. Le Führer allait échouer. Ce dernier fut sauvé in extremis par l’initiative de Benito Mussolini, vite acceptée par le premier ministre Neville Chamberlain puis par le Président du Conseil de France Paul Daladier9, de convoquer une conférence pour régler cette question, afin d’éviter une guerre. À cette conférence, les Tchèques, pourtant directement concernés, ne furent pas invités pas plus que les Soviétiques. Les Occidentaux, dont la France, venaient d’abandonner l’allié tchèque. Staline savait à quoi s’en tenir.
Les Soviétiques avaient déjà entamé des négociations avec les nazis. Ils tentaient de se protéger contre cette possibilité de faire la guerre seuls contre Hitler, mais rien n’aboutissait. Quelle surprise quand à Moscou on apprit que le ministre des Affaires étrangères d’Allemagne Ribbentrop, viendrait leur rendre visite pour un pacte de non-agression, celui qu’on signerait le 23 août. À ce moment, Adolf Hitler était décidé à envahir la Pologne même au risque de déclencher la guerre. L’attaque était prévue pour le 1er septembre. Bien que résolu à en découdre avec la Pologne, il proposa à Staline un pacte de non-agression ainsi qu’un partage de cette dernière, proposition devant demeurer secrète.
Si Hitler ménage Staline, c’est pour éviter de faire la guerre sur deux fronts avec deux grandes puissances simultanément (France et URSS). Quant à Staline, lâché par les Occidentaux, il cherchait à gagner du temps avant d’être obligé de se battre contre Hitler. Le Pacte lui laissait un certain temps pour réorganiser l’Armée Rouge qu’il avait sérieusement ébranlée avec ses purges, et l’acquisition d’une partie de la Pologne permettra que les troupes nazies ne soient pas à proximité de la frontière de l’URSS, constituant ainsi une zone tampon protégeant son « territoire national ». La Realpolitik est à l’origine de ce Pacte et non la solidarité totalitaire. Autrement, comment interpréter les Accords de Munich entre Hitler et deux démocraties libérales? Avec cette logique nous pourrions dire que les États-Unis et l’Iran, signataires de la récente Entente sur le nucléaire iranien, sont des frères siamois nucléaires et pourquoi pas islamistes! Pour écrire l’histoire des Relations internationales, les comparaisons entre les objets d’études sont fondamentales, elles doivent tenir compte non seulement des similitudes, mais aussi des différences. Ne retenir que les éléments convergents, c’est plier les faits à nos grilles abstraites et là, nous sommes dans la prise de position et non dans l’analyse scientifique.
Marc Bordeleau
Professeur d’histoire au Collège Jean-de-Brébeuf
1 Par exemple, Hannah Arendt et son livre, Les Origines du Totalitarisme (1951).
2 Ces critères énumérés sommairement sont : 1) une idéologie unique imposée à l’ensemble de la société, 2) un parti unique de masse qui fusionne avec l’État, 3) un contrôle centralisé des forces militaires et policières, 4) un système de Terreur physique et psychologique (camp de concentration), 5) un contrôle monopolistique sur les médias d’informations de masse et la culture, 6) le contrôle centralisé de l’économie (planification). Certains ajoutent le culte de la personnalité et un sentiment antibourgeois et officiellement hostile aux valeurs des révolutions du passé.
3Un exemple ancien serait l’alliance entre François 1er de France, roi catholique, avec Suleyman le Magnifique (Ottoman et Musulman) afin de briser l’encerclement de la France exercé par l’Empereur Charles Quint, pourtant catholique aussi.
4 Se traduit grossièrement par réalisme politique.
5 Cette définition « personnelle » est en fait un amalgame de plusieurs définitions.
6 C’est très nettement le cas de Florent Bussy dans Le Totalitarisme. Histoire et philosophie d’un phénomène politique extrême. Paris, Les Éditions du Cerf, 2014. 425 pages. L’auteur s’y livre à une conceptualisation outrancière du phénomène totalitaire négligeant passablement le travail d’érudition ou de recherches dans les sources primaires que font les historiens. Ainsi, il occulte une certaine réalité historique au profit de sa propre perception conceptuelle de l’événement que fut le Pacte Ribbentrop-Molotov.
7 Il faut dire que le dictateur nazi avait été clair dans Mein Kampf, un jour l’URSS serait envahie pour donner à l’Allemagne son espace vital. Les Soviétiques en avaient conscience.
8 Churchill est marginalisé en Angleterre. Ce conservateur choque en faisant de Hitler la plus grande menace pesant sur l’Europe.
9 Daladier était aussi à l’époque Ministre de la Défense nationale de la République française.