A) Deux interprétations divergentes
Au début du XXème siècle, l’Empire Ottoman multi-ethnique, confronté aux revendications nationalistes de ses minorités et aux visées impérialistes des grandes puissances européennes, est en plein déclin si bien qu’en 1918, l’empire a perdu 85% de la population et 75% du territoire qu’il possédait 40 ans plus tôt (Marc Semo, 2008). Devant ces menaces étrangères, le nationalisme turc, également exacerbé par les idéologies racistes et le darwinisme social en vogue en Europe, est à son comble (Gaëlle Smet, 2015).
Ainsi, en juillet 1908, de jeunes officiers nationalistes turcs, reprochant au Sultan Abdul Hamid II de ne pas résister aux pressions étrangères adéquatement, orchestrent un putsch militaire à Thessalonique (Jacques Leclerc, 2016). Le nouveau gouvernement ottoman,le Comité Union Progrès ou parti Jeune Turc, animé par des idées ultranationalistes entreprend alors un processus que beaucoup d’historiens qualifieront de panturquiste et qui constitue une grande rupture avec la tradition ottomane qui reconnaissaient depuis des siècles le système du millet garantissant aux minorités arméniennes, juives et orthodoxes de l’Empire ottoman une certaine autonomie ( Jacques Leclerc, 2016).
Avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale et l’implication directe de forces militaires étrangères dans l’empire, l’élan ultranationaliste turc s’emporte et le 24 avril 1915, la nuit précédant l’attaque des Alliés sur Gallipoli, le gouvernement turc ordonne l’arrestation d’environ 250 notables de la communauté arménienne d’Istanbul (Ronald Suny, 2015). Pour plusieurs, cette rafle marque le début d’une période de massacres et d’une tentative d’anéantissement du peuple arménien par le gouvernement turc, le début d’un véritable génocide. Pour d’autres cependant, si cet évènement marque le début d’une période sombre pour l’Empire Ottoman qui résultera ultimement en la mort de plusieurs millions de Turcs, Arméniens, Kurdes et Arabes, il n’est en aucun cas le point de départ d’un génocide. Ces deux positions s’opposant sur le caractère génocidaire du projet de relocalisation dont furent victimes les Arméniens vivant dans l’Empire Ottoman durant la Première Guerre Mondiale, sont divisées principalement sur la question du nombre de décès et sur les intentions de destruction du peuple arménien par gouvernement turc.
La première interprétation reconnaissant le caractère génocidaire des évènements de 1915 est celle étant la plus largement acceptée dans le milieu académique occidental ainsi que dans 27 pays reconnaissant le génocide arménien dont la France, le Canada, l’Allemagne, la Belgique, la Russie, la Grèce, etc…. La deuxième interprétation, reconnaissant les massacres des Arméniens mais refusant d’y voir un projet étatique d’annihilation d’un peuple, est la position officielle des pouvoirs successifs turcs et de leurs alliés tels que les États-Unis, l’Azerbaïdjan et Israël. (Michael McLaughin, 2016)
Pour ceux reconnaissant le génocide, la tentative d’annihilation du peuple arménien par le gouvernement Jeune Turc s’inscrit dans une continuation logique de leur projet panturquiste visant le ralliement de tous les turcophones du Moyen-Orient sous la bannière d’une Turquie ottomane et l’homogénéisation ethnique de l’Anatolie, impliquant donc nécessairement l’exclusion de certaines minorités. Ce projet, en raison de la perte récente des provinces des Balkans occasionnant un afflux de réfugiés turcs en Asie mineure était à l’époque logistiquement envisageable (Jean Batou, 2015). C’est d’ailleurs principalement par le biais de relocalisations forcées des populations syriaques, arméniennes et grecques d’Anatolie que le génocide fut perpétré. Ces déportations par train ou marches à travers le désert syrien, surnommées marches de la mort, occasionnèrent la mort d’un nombre d’arménien estimé à plus d’un million par «l’International Association of Genocide Scholars» (Ronald Suny, 2015). De plus, devant les indépendances successives grecque, bulgare, serbe, monténégrine, roumaine et albanaise et la menace impérialiste des puissances européennes appuyant même à un certain moment une Arménie, voire un Kurdistan partiellement indépendants, l’élimination des Arméniens d’Anatolie aurait également simplement pu correspondre à une volonté désespérée du gouvernement de conserver une présence politique turque en Anatolie orientale. (Jean Batou, 2015)
La deuxième position acceptée par 90,9% des Turcs selon un sondage mené par le «think thank » européen EDAM en 2013 et défendue par la Turquie et plusieurs de ses alliés nie l’existence d’un projet étatique de destruction du peuple arménien et le nombre de 1,5 millions de décès (Marc Semo, 2008). En effet, selon le recensement officiel ottoman de 1914, les déportations arméniennes ayant duré d’avril 1915 à juillet 1916, il n’y avait que 1 295 000 arméniens dans l’empire et donc, 1,5 millions n’auraient pu être tués (Gaïdz Minassian, 2015). Les statistiques officielles ottomanes compilées entre 1916 et 1918 et publiées dans la Gazette Ottomane élèvent plutôt le nombre de décès arméniens à 800 000, statistique appuyée par plusieurs historiens tels que Bayur et Mccarthy (Gaïdz Minassian, 2015). De plus, les défendeurs de cette interprétation de la tragédie arménienne attribuent ce nombre élevé de décès à une mauvais planification des relocalisations et aux conditions difficiles reliées à la guerre (famine, épidémie, etc…). Il y aurait d’ailleurs effectivement eu 5 millions de morts dans l’Empire Ottoman entre 1914 et 1922, les fatalités ayant été élevées pour toutes les nationalités (Nadège Mougel, 2011). Par ailleurs, selon les site Internet du Ministère des affaires étrangères de Turquie, beaucoup de décès arméniens furent occasionnés par un conflit intercommunautaire au cours duquel des Arméniens prirent les armes contre leur gouvernement et s’allièrent aux Russes et non une campagne de nettoyage ethnique (Chad Garland, 2009). En effet, certains bataillons arméniens comme le «Kara Hac» et le «Vatan Koruyuculari» se révoltèrent contre le gouvernement central si bien que le 19 avril 1915, des révoltés arméniens prirent la ville de Van en Anatolie orientale pour les Russes (S. Payaslian, 2008). Ce sont d’ailleurs uniquement les Arméniens des régions révoltées (à l’exception de l’emprisonnement des notables du 24 avril 1915) qui furent déportés. Les défenseurs de cette position admettent toutefois que des atrocités furent commises, même si elles ne relevaient pas d’un projet de destruction systématique du peuple arménien et le Président turc, Recep Tayyip Erdoğan, a d’ailleurs présenté ses condoléances aux petits enfants des Arméniens pour le traitement «inhumain» subi par leurs ancêtres le 23 avril 2014 (Chad Garland, 2009).
B) La problématique entourant les sources
Source 1)
CONFIDENTIAL TELEGRAM, AMBASSADOR MORGENTHAU TO SECRETARY OF STATE
Constantinople, 16 July 1915
« Deportation of and excesses against peaceful Armenians is increasing and from harrowing reports of eye witnesses it appears that a campaign of race extermination is in progress under a pretext of reprisal against rebellion. Protests as well as threats are unavailing and probably incite the Ottoman government to more drastic measures as they are determined to disclaim responsibility for their absolute disregard of Capitulations and I believe nothing short of actual force which obviously United States are not in a position to exert would adequately meet the situation. Suggest you inform belligerent nations and mission boards of this. »
United States Official records on the Armenian Genocide 1915-1917, pp. 55, document NA/RG59/867.4016/76
Source 2)
REPORT ON THE FORCED EXILE OF THE REMAINING ARMENIANS FROM AINTAB AND MARASH
LORD ROBERT CECIL. THE UNDER-SECRETARY OF STATE FOR FOREIGN AFFAIRS, SPEECH IN HOUSE OF COMMONS
I think it may be said, without the least fear of exaggeration, that no more horrible crime has been committed in the history of the world…. this is a premeditative crime determined on long ago…. it was a long-considered, deliberate policy to destroy and wipe out of existence the Armenians in turkey. It was systematically carried out. it was ordered from above…
House Of Commons, Hansard (5th Series), Vol. LXXV, 16 November 1915, Cols. 1770-1776.
La première source est un télégramme écrit par l’ambassadeur américain dans l’Empire Ottoman en 1915, Henry Morgenthau Sr., destiné au secrétaire d’État américain, Robert Lansing. Ce document constitue un témoignage volontaire issu des archives américaines sur les évènements ayant secoué l’Empire Ottoman en 1915. Morgenthau était un avocat et homme d’affaire américain prospère avant de devenir ambassadeur dans l’Empire Ottoman et ses multiples écrits (journal intime et publications diverses) sont d’une valeur inestimable pour les historiens (L. Gordon Crovitz, 2015). En effet, en y décrivant le traitement des Arméniens dans l’Empire Ottoman durant la Première Guerre Mondiale, les rapports de Morgenthau sont considérés par beaucoup d’historiens comme certaines des preuves les plus précieuses du caractère génocidaire des déportations d’Arméniens durant la Première Guerre Mondiale (L. Gordon Crovitz, 2015). Toutefois, il faut noter que le témoignage de Morgenthau dans la source 1 établissant que les déportations d’arméniens constituent une «campagne d’extermination raciale» délibérée ne révèle que son opinion personnelle sur la question et ne constitue pas une preuve infaillible des intentions d’annihilation du peuple arménien par le gouvernement turc. De plus, Morgenthau étant américain et chrétien à une époque où les idéologies racistes et le darwinisme social étaient très en vogue, il est possible que son témoignage soit biaisé par des conceptions de supériorité raciale ou par un dédain pour les Turcs parfois perçus comme inférieurs. Toutefois, les États-Unis n’étant pas en guerre avec l’Empire Ottoman au moment de l’écriture de ce télégramme (16 juillet 1915), il semble juste d’avancer que son témoignage est relativement neutre et, étant issu d’une correspondance privée et n’étant pas destiné à être publié, il est possible qu’il soit honnête, sans exagération des faits dans le but de propager une propagande anti-turque ou pour l’effet sensationnaliste.
La deuxième source est issue d’un discours à la chambre des communesde Lord Cecil, le sous-secrétaire d’État pour les affaires étrangères de l’Angleterre, portant sur l’exil forcé des derniers Arméniens d’Aintab et de Marash. Lord Cecil était un politicien, avocat et diplomate britannique qui fut l’un des architectes de la Ligue des Nations et le récipiendaire du prix Nobel de la paix en 1937 (John Simkin, 2014). Bien qu’il soit demeuré en Angleterre en 1915, son poste de sous-secrétaire d’État pour les affaires étrangères de l’Angleterre lui permit de communiquer avec beaucoup de diplomates étrangers, militaires et missionnaires témoins des déportations arméniennes, témoignages qui le troublèrent beaucoup. Ainsi, son discours, témoignage volontaire, était basé sur les rapports d’intermédiaires, lui-même n’ayant pas été directement témoin des évènements, ce qui peut mettre l’exactitude de ses propos en doute. Par ailleurs, encore une fois, sa qualification des déportations de «politiques pour détruire et effacer l’existence des Arméniens en Turquie» n’est représentative que de son opinion personnelle, basée sur les témoignages d’autres individus, et ne constitue pas une preuve des véritables intentions du gouvernement turc. De plus, il est possible, tout comme Morgenthau pour la source 1, qu’il ait été victime des mêmes biais raciaux ou autres déformant l’exactitude de ses propos. Par exemple, l’Angleterre étant en guerre contre l’Empire Ottoman au moment de son discours (16 novembre 1915), il est possible que celui-ci ait été biaisé par l’animosité ou la colère et, son message étant destiné à des politiciens et puissants hommes britanniques, motivé par des désirs interventionnistes. Toutefois, son discours étant en accord avec la source numéro 1 et une multitude d’autres sources de diplomates, missionnaires, militaires étrangers, etc…, il est probable que celui-ci soit fiable et relativement exact.
Ces deux sources sont similaires à la plupart des sources premières disponibles sur le génocide arménien, surtout issues de correspondances d’ambassadeurs, politiciens, militaires et missionnaires étrangers (Gaïdz Minassian, 2015). Peu de sources d’origine ottomane sont disponibles puisque les archives ottomanes furent longtemps fermées aux historiens étrangers. Toutefois, en 2005 et en 2015, le président turc Erdogan avait proposé l’ouverture des archives ottomanes à un conseil d’historiens impartiaux, offre qui avait été largement refusée sous prétexte que cela consisterait en une tentative de révisionnisme historique injustifiée. De plus, les sources ottomanes disponibles, surtout des télégrammes, sont très difficiles à déchiffrer puisqu’elles sontécrites dans un alphabet n’étant plus utilisé depuis 1928 en Turquie et souvent codées et donc difficiles à déchiffrer (Jake Flanagin, 2015). En bref, les archives ottomanes comptent des millions de documents non-étudiés ni traduits sur la période de la Première Guerre Mondiale qui, pour être exploitées, requerraient un investissement considérable en temps et en ressources financières (Jake Flanagin, 2015). Cependant, même si le gouvernement turc était disposé à faire cet investissement, ayant une historique extensive de scandales reliés au lobbying contre la reconnaissance du génocide arménien, les travaux des experts sélectionnés pour étudier et traduire les documents seraient immanquablement remis en question . Il se trouve en effet que la question du génocide arménien ne soit pas qu’historique mais très politisée aussi, la Turquie entreprenant systématiquement des sanctions diplomatiques contre les pays reconnaissant le génocide arménien.
Par Vivianne Landry,
Étudiantes au baccalauréat international en histoire, Collège Jean-de-Brébeuf
Bibliographie
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