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Les Églises « nationales » scandinaves: État, Réforme, Liberté religieuse et Séparation

Comme pour les États, on affirme que les Églises luthériennes scandinaves sont progressistes[1], certainement plus « ouvertes » que l’Église catholique romaine.  Ces Églises permettent depuis longtemps à leurs pasteurs d’être mariés (XVIe s.),  plus récemment, d’ordonner des femmes pasteures (années 1960) ainsi que  des personnes homosexuelles qu’elles consacrent même évêques[2].  Depuis 2009, pour l’Église de Suède, 2012 au Danemark et, en  2016 et 2017, pour celles de Norvège et de Finlande [3],  le mariage religieux pour conjoints de même sexe est admis. Comme l’affirme le sociologue et historien des religions, Philippe Portier, «en Europe du Nord, les Églises ont accompagné le mouvement de l’histoire ».[4]  Ceci dit, elles n’ont pas échappé non plus à la désaffection généralisée de la population à l’égard des institutions ecclésiales. Si 65% à 80% des Scandinaves se disent luthériens, le taux de pratique sur une base hebdomadaire (Sainte Cène du dimanche) est d’environ 3 à 5%.  Le taux est plus important lors des grands moments de la vie (rites de passage) dont les funérailles[5].  Donc, leurs prises de position théologiques et ecclésiales avancées ne les exemptent pas de la crise religieuse connue dans les pays de tradition catholique.  Autre surprise, malgré des convictions progressistes évidentes,  des lois sur la séparation de l’Église et de l’État s’implantent tardivement (ou pas du tout) en Scandinavie.   Le processus législatif de séparation entre l’Église et l’État débute le  21 mai 2012 et se termine le  1er janvier 2017 en Norvège, et la question se règle en Suède le 1er janvier 2000.  Pour leur part, le Danemark et la Finlande ont préféré adopter des lois sur la liberté religieuse (respectivement entre 1964 et 1969 et en 1923[6]) ne votant pas frontalement la Séparation.  En Islande[7], la population a voté à 57,5% en faveur du maintien d’une religion d’État islandaise (luthérienne) lors du référendum sur le renouvellement de la constitution du pays le 20 octobre 2012. Bizarrement, au Danemark et en Norvège, un enfant inscrit dans la religion luthérienne devra payer, dès son premier salaire, un impôt à son église, impôt perçu par l’État.  Pour ne plus payer, l’individu doit entreprendre une démarche pour sortir de l’Église.  On constate d’ailleurs une résurrection (sans jeu de mots) des anciens cultes « vikings », permettant un congé fiscal. Notons que malgré son  progressisme, la  Scandinavie est aussi touchée par la xénophobie, surtout face aux migrants et immigrants de religion musulmane, et cela contribue chez certains Scandinaves à vouloir revenir, pour des raisons plus politiques que religieuses, vers l’Église officielle et nationale.  L’Église devient un marqueur identitaire.[8]

Ces Églises, justement, ont évolué au rythme de l’histoire.  Sont-elles théologiquement plus progressistes que l’Église Romaine? Si oui, et c’est le cas, est-ce l’œuvre d’une vertu particulière du protestantisme luthérien? D’un état d’esprit particulier des Scandinaves, ou d’une sécularisation (ce qui signifie rendre au « siècle », donc à l’ordre laïc) précoce atteignant le cœur même de ces Églises?  Sécularisation qui peut  être associée à l’habitude des ecclésiastiques, depuis le XVIe siècle, d’obéir au gouvernement[9]Les Églises luthériennes furent des églises nationales très souvent dociles aux princes et aux rois et soumises à la raison d’État. La grande majorité des mesures présentées ci-haut furent d’abord étatiques, issues de la législation des parlements scandinaves avant d’être, parfois, entérinées par les croyants de ces Églises[10].  D’ailleurs, une minorité plus conservatrice de chrétiens scandinaves dénoncent certaines décisions hâtives qu’ils considèrent plus politiques que religieuses, et ce sans que leurs hiérarchies tiennent préalablement de débats théologiques sérieux.  Donc, derrière cette perception superficielle de progressisme prêtée aux Scandinaves et leurs Églises, nous constatons une réalité plus complexe. Pour comprendre cette relation entre le religieux et le politique, il faut revenir aux temps des réformes religieuses du XVIe siècle.

Le XVIe siècle, de la confusion doctrinale à la Raison d’État.

Sans rien enlever à la profondeur intellectuelle ou spirituelle des réformateurs scandinaves du XVIe siècle, ils ont bénéficié d’un sérieux coup de pouce des rois du Danemark (contrôlant la Norvège et l’Islande) et de Suède (contrôlant le Grand Duché de Finlande).  En fait, ces rois ont  clairement imposé la Réforme, permettant graduellement à des prédicateurs luthériens, d’abord tolérés,  de s’installer sur leur territoire.  Ces pasteurs ne furent  que des auxiliaires des souverains et seront d’abord accueillis en terre scandinave surtout pour répondre aux besoins des populations allemandes (des marchands essentiellement) présentes en ces contrées. Aussi, les rois du Danemark et de Suède rompirent lentement et stratégiquement avec la Papauté.  Ils ont réformé leur Église en sécularisant les biens de cette dernière, en fermant des monastères, mais tout cela sans s’affirmer luthériens afin de rassurer le Pape, de même que leur population, attachée aux rites catholiques (rites et non doctrines). Ainsi, la réforme religieuse des États scandinaves fut plus politique que spirituelle. Qu’y gagnaient les rois?  Par leur mainmise sur les terres ecclésiastiques, des sources de revenus. Par l’expulsion du catholicisme hors du Danemark et de la Suède, l’éviction des évêques aristocratiques opposés au centralisme royal et la fin de l’influence, chez eux, d’un souverain étranger, le pape.  Les souverains danois et suédois auront dans leur royaume des églises nationales soumises à leur autorité.  Si dans le Saint-Empire germanique, la réforme luthérienne provint de la « base », pour se terminer sous la protection des Princes, dans les États scandinaves et nordiques, la base se fit « imposer » la Réforme.

Contrairement aux États germaniques, par exemple, les royaumes scandinaves étaient moins préparés intellectuellement pour que la population initie ou souhaite même une réforme religieuse.  Lors de  la Renaissance, la Scandinavie, sans être complètement isolée du mouvement humaniste européen fut moins influencée par ce dernier. Ce sera l’affaire de quelques individus, tels Paulus Helie (1485-1534) et Christian Pedersen (1480-1554) au Danemark, Lars Andersson (1482-1552) et Peter Särkilaks en Suède et en Finlande.[11]

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Religionssamtal_mellan_Olaus_Petri_och_Peder_Galle.jpg

Religionssamtal mellan Olaus Petri och Peder Galle (Dispte religieuse entre Olaus Petri et Peder Galle) 1883
Par Carl Gustaf Hellqvist (1851–1890)
Source: nationalmuseum.se

Dans une certaine mesure, il est convenu que l’humanisme, par son intérêt pour les études bibliques, la traduction et l’apprentissage des langues anciennes (philologie) a préparé ou contribué à mettre en place une réforme religieuse reposant sur le primat des Écritures Saintes (Bible). Or, il semble qu’en Scandinavie, il n’y a pas eu de distinctions nettes entre Humanisme et Réforme et que les deux phénomènes arrivèrent au même moment et de manière amalgamée. Ainsi, chez les Scandinaves, la transition entre catholicisme et luthéranisme n’eut pas de période préparatoire au niveau intellectuel et spirituel.[12]  Donc, dans ces circonstances, il est raisonnable d’affirmer que ce sont les rois qui ont pris l’initiative de la Réforme plutôt que des ecclésiastiques ou des intellectuels de la « base ». L’autre hypothèse, pour expliquer la prédominance de l’action royale dans la Réforme luthérienne en Scandinavie, est que la crise religieuse n’était pas aussi intense au sein de cette  population qu’ailleurs en Europe.  Les rois luthériens durent même faire face à plusieurs révoltes « catholiques » en Islande et en Suède.

L’absence de préparation intellectuelle et spirituelle et l’initiative du politique dans ces changements religieux ont contribué à la mise en place d’un luthéranisme aux doctrines confuses. Prudents face à leurs masses populaires, les rois tentèrent d’implanter des hybrides luthéro-catholiques, notamment en conservant une grande partie de la liturgie de la messe catholique. À ce sujet, un événement un peu flou incarne bien cette confusion, l’aventure du prêtre Jésuite Kloster Lazne.[13] Ce dernier a été invité en Suède (ou peut-être infiltré)[14], par le second fils du roi Gustav Vasa de Suède.  Ce fils, le futur roi de Suède Jean III (Vasa), avait épousé une princesse royale polonaise et très catholique, Catherine Jagellon.  Jean III voulait-il rétablir le catholicisme ou fut-il insouciant, toujours est-il que ce jésuite se déguisa en théologien luthérien et fut même embauché comme professeur au collège de théologie luthérienne de Stockholm.  Là, il utilisait les premiers écrits de Frère Martin Luther pour démolir les thèses luthériennes.  Il fut même invité à construire la nouvelle messe luthérienne de Suède et il en profita pour conserver d’énormes pans de la messe catholique.  Mais, l’imposture fut découverte et Kloster chassé de Suède.   Ainsi, la réforme luthérienne scandinave reposait-elle sur des exigences spirituelles de pureté évangélique ou sur les ambitions politiques des rois, cherchant à obtenir sur leurs terres des sources de revenus et un pouvoir absolu?  Ces rois soumirent l’Église à leur autorité.  En Scandinavie, c’est donc une longue tradition, les églises sont nationales et obéissent au gouvernement. La religion était un marqueur identitaire.

Marc Bordeleau
Professeur d’histoire au collège Jean-de-Brébeuf

 

Lisez l’introduction au dossier ainsi que d’autres articles sur la Scandinavie+Finlande

 

[1] Pour certains, le luthéranisme serait à la base de la sociale démocratie. Voir l’hyperlien.

[2] C’est le cas de Antje Jackelén  et de Eva Brunne, toutes deux de Suède.

[3] En Finlande, une loi du Parlement finnois le permettait pourtant depuis 2012.

[4] INTERVIEW de Philippe Portier «En Europe du Nord, les Eglises protestantes ont accompagné la modernisation et la pluralisation de la société».   Par Bernadette Sauvaget — 13 février 2017 à 18:06 (mis à jour à 18:30)   Libération.

[5] Voir pour les statistiques et les réflexions sur ces questions l’excellent site EUREL.

[6] La Finlande est indépendante dès 1923.  L’arrivée d’autres confessions chrétiennes, de Juifs et de Musulmans permet à l’État de devenir un arbitre plutôt qu’un chef d’Église. De plus, chaque culte récupère une partie de l’État civil.

[7] Rappel : l’Islande fut successivement une dépendance de la Norvège et du Danemark.

[8] Il faut distinguer cette attitude de la croyance sincère.

[9] Sauf, avec quelques bémols, en Suède où l’Église fut plus indépendante.

[10] Oui, ils existent des consistoires, des assemblées de membres des Églises qui se prononcent sur certains dossiers.

[11] Cependant il ne faut pas  exagérer cette mince influence de la Renaissance et de l’Humanisme en Scandinavie.  Elle a connu un goût pour l’histoire, avec le réformateur Olaus Petri et son histoire de Suède, avec la Gesta Danorum d’Aril Huitfeld et que dire de l’astronome danois Tycho-Brahé!

13] Certaines sources indiquent le nom de Laurent Nicolaï.

[14] Ce n’est pas clair.

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