Partager la publication "Faire l’histoire du climat – entre perception et innovation, un défi pour la communauté historienne"
Depuis 1950, l’empreinte humaine est « extrêmement probable » dans l’aggravation du réchauffement climatique.[1] À l’inverse, le climat a-t-il laissé sa marque sur la vie humaine? Si oui, quelles furent les conséquences pour l’humanité des crises climatiques antérieures? Cette référence au passé fait appel aux compétences de l’histoire. Comment écrire une histoire du climat? Celle des humains subissant les aléas climatiques? Du climat lui-même, sans référence à l’humanité? Une histoire anthropocentrique ou « climatocentrique »? À partir de quelles sources? Les sources traditionnelles de l’histoire, écrites et iconographiques, donnant accès à des perceptions humaines plus qu’à la réalité climatique? Alors, quelles sources utiliser? Pour résoudre ces problèmes, les historiens devront aller vers les sciences naturelles. Ce texte présente l’évolution du regard humain et de l’histoire, sur le climat et les difficultés méthodologiques qui lui sont associées.
- Un intérêt qui fait date?
On cherche depuis longtemps à comprendre l’influence qu’a sur nous le climat[2]. Question vitale puisque, jusqu’à récemment, l’économie et la subsistance alimentaire étaient essentiellement liées à une agriculture très vulnérable face aux diktats climatiques.
Au départ, dans une perspective déterministe, on cherchait à comprendre les différences entre les humains via les différences climatiques. C’est ce qui intéressait les penseurs jusqu’au XVIIIe siècle. Le climat serait la matrice de nos capacités physiques, de nos moeurs et des phénomènes civilisationnels. Cette approche où l’humain éclipse le climat, s’incarne dans ce qu’on a appelé la théorie des climats, qui n’est pas à proprement parler de l’histoire.
Cette théorie apparaît au Ve siècle av. J.-C., chez Hippocrate, dans l’œuvre intitulée, Des airs, des eaux, des lieux. Le père de la médecine s’intéressait aux différentes zones climatiques où vivaient les humains, pour élaborer ses diagnostics médicaux et expliquer les différences de comportements entre les humains. Hippocrate conclut grossièrement ceci: les hommes du nord, en climat froid, ont plus de sang. Ce surplus sanguin les rend physiquement plus forts, plus belliqueux et moins intelligents. Pour les hommes du sud, ou en zone chaude, c’est exactement l’inverse.[3] L’humain équilibré vivrait quant à lui en climat tempéré. Cependant, Hippocrate demeurait nuancé et admettait que les structures sociales et politiques contribuaient aussi à déterminer le comportement et la santé des individus.
Le médecin grec de Pergame, Galien, œuvrant à Rome, allait suivre cette voie, mais demeurera dans l’explication de la pathologie. La théorie des climats allait glisser vers une théorie médicale, celle des humeurs,[4] mais c’est une autre histoire.
Au Moyen-Âge, on demeure à la remorque de cette théorie. Thomas d’Aquin, Roger Bacon et Albert le Grand y adhérèrent. D’autres auteurs chrétiens affirmèrent que le climat tempéré idéal existait, qu’il se trouvait en Judée et en Galilée, le pays de Jésus, « l’homme le plus équilibré » de l’histoire. Cependant, depuis le VIIe siècle, cette région était sous contrôle des Arabes, « ennemis » de la Chrétienté. Ce « fait gênant » fut corrigé par d’obscurs auteurs français, revendiquant pour eux-mêmes le fait de vivre en territoire tempéré et en hommes équilibrés.
La Renaissance, adoratrice de la sagesse antique, contestera peu cette théorie. Certains ont eu même l’audace d’assujettir l’astrologie à la théorie des climats.
Le XVIIIe siècle marque l’apogée de la théorie des climats avec L’Esprit des Lois de Montesquieu, où il affirme que « l’empire du climat est le premier de tous les empires ». Montesquieu était déterministe. Si Rousseau est d’accord, Helvétius et Voltaire récuseront ce déterminisme. Ainsi, encore en 1748, Montesquieu affirmait, sans exclure nécessairement d’autres régions géographiques, que c’est dans les zones tempérées que naissent les civilisations permettant aux humains d’entrer dans l’histoire. La théorie eut un dernier sursaut sous la plume de Hegel qui écrivait encore : « seule la zone tempérée doit servir de théâtre au spectacle de l’histoire du monde ».[5] Finalement, cette théorie fut sévèrement critiquée par des penseurs écossais, hommes du Nord, David Hume, Adam Ferguson et John Millar, contestant un déterminisme climatique qui les avantageait peu.
C’est le développement des sciences et des outils d’observation scientifiques du XXe siècle qui auront raison de cette théorie. Ici, la communauté historienne, qui contestait déjà l’utilité des textes sur la théorie du climat, jugés anthropocentriques et parfois racistes, cherchait d’autres sources écrites. Ces dernières étaient disponibles, mais instrumentalisaient le climat « au service de l’humain ». Ces sources, journaux intimes, registres, iconographies, demeuraient une perception humaine. Ici aussi, la science bousculera l’histoire, changeant non seulement ses perspectives, mais aussi ses méthodes et ses sources. [6]
2 – Du papier à la glace, les limites de la perception humaine.
L’histoire du climat reposait donc sur des sources écrites et iconographiques. Ces sources sont le reflet de la perception de leur auteur : chroniqueurs monastiques, commerçants, artistes, etc. Ainsi, les souvenirs climatiques d’un moine, consignés aux registres pendant trente ans, ne garantissent pas l’existence d’un refroidissement climatique[7], le moine pouvant être frileux, ou son observation trop locale. Pour les sources iconographiques, comparer par exemple, des toiles de glaciers alpins, peintes entre les XVIe et XIXe siècles, à des photographies modernes, demeure risqué. La précision de l’artiste et de ses points de repère, l’évolution possible du décor dans les Alpes, rendent difficiles la démonstration d’un recul (réchauffement climatique) ou d’une avancée (refroidissement) des glaciers dans le temps et par l’image. D’autres sources seraient nécessaires.
Au XIXe siècle, les historiens se formèrent en géologie pour étudier les moraines, immenses détritus de pierre, témoins des déplacements de glaciers. Les glaciers, en avançant ou en reculant, indiquent des périodes de refroidissement[8] ou de réchauffement. Autre outil possible : la datation des vendanges. Si ces dernières sont tardives, on peut conclure à un réchauffement climatique.[9]
Dans les décennies qui suivent la Grande Guerre (1914-1918), la dendrochronologie s’ajouta à l’arsenal des historiens-nes. En comptabilisant les cernes ou les anneaux dans un tronc d’arbre, on peut déterminer l’âge de ce dernier. Dans un même élan, en observant la distance entre ces mêmes cernes, nous pouvons connaître en partie, le climat dans lequel l’arbre a crû. Quand la distance entre les cernes s’accroît, on déduit que la croissance s’est faite, à cette date, dans un climat chaud ou normal. Quand les cernes se resserrent, on conclut que l’arbre a fait face, à ce moment-là, à un refroidissement climatique.[10]
Avec la spectrométrie de masse, apparue dans les années 1960, la reconstitution du passé climatique s’est complexifiée pour l’historien. Suivre le rythme de la recherche exigeait dès lors une formation scientifique telle que la climatologie et la glaciologie. Avec la spectrométrie de masse, associée aux carottages glaciaires en Arctique et en Antarctique, la glace devint une source d’histoire. Dans ses couches sédimentaires composées de neige compressée et de glace, la carotte glaciaire nous offre une chronologie des périodes climatiques. La spectrométrie de masse nous permet de trouver dans ces couches de glace, la proportion d’isotopes lourds tels que le Deutérium et l’Oxygène 18, dans ce que les scientifiques appellent « les isotopes d’eau ». On constate que, dans la neige et la glace formées dans des périodes très froides, la proportion d’isotopes lourds diminue alors que c’est exactement l’inverse lorsque la neige et la glace se forment dans une période de réchauffement relatif.
Ces carottes de glace contiennent aussi des bulles d’air où sont emprisonnés le méthane et le dioxyde de carbone. Du coup, nous avons là des archives sur les gaz à effet de serre et peut-être sur les conséquences de l’activité humaine. Ces gaz représentent 10% du volume de la glace.
3 – Et alors….
Vous constatez ici les difficultés de produire une histoire du climat. Et puis, quelles corrélations peut-on faire entre les crises climatiques et les comportements humains? Les projections de cette relation vitale entre l’humain et le climat, vers le passé ou le futur, invitent à la prudence. Les crises climatiques provoquant de mauvaises récoltes ont-elles conduit l’humanité à la violence, aux guerres, aux révolutions ou aux migrations? Le passé nous éclaire-t-il sur notre avenir?
Marc Bordeleau
Professeur
d’histoire.
[1] Selon le 5e rapport des experts du GIEC de 2013, cette probabilité de la responsabilité humaine serait de 95%. Ce constat est débattu, n’est pas unanime, mais il est accepté par une très grande majorité des scientifiques sérieux et méthodiques.
[2] M. Pinna : « Un aperçu historique de la théorie des climats ». Annales de Géographie, no. 547, 1989, pp 322-325.
[3] Il écrit par exemple, sur l’Égypte et la Libye « le climat y est plus tempéré, les mœurs des habitants y sont plus douces et plus faciles ». Le climat tempéré, permettant la pousse d’arbres fruitiers, de céréales, etc., crée des zones géographiques où l’être humain serait plus équilibré et en meilleure santé.
[4] Reposant sur les quatre composantes naturelles que sont, l’air, le feu, l’eau et la terre (chaud, froid, sec et humide).
[5] Pinna : idem.
[6] Voir, en langue française, l’ouvrage pionnier d’Emmanuel
Le Roy Ladurie : Histoire du climat depuis l’an mil. Paris, Flammarion, 1967. Cet historien, représentant l’école historique des Annales, a une prédilection pour l’histoire longue, multiséculaire voir immobile. Il fut adepte d’une histoire sans les hommes, mais, ces derniers écrits sur le climat, réintroduisent le facteur humain.
[7] Encore moins d’une période glaciaire.
[8] En avançant beaucoup, les glaciers indiquent que nous sommes en période glaciaire.
[9] Mais les statistiques proviennent de sources écrites par les grands vignerons, indiquant les dates de leurs vendanges.
[10] Cette méthode fut perfectionnée aux États-Unis, surtout dans les États traversés par les Rocheuses, où règnent des arbres géants multiséculaires (séquoia). Par contre, la dendrochronologie a ses limites, elle serait imprécise en région d’activités volcaniques ou, lors de périodes très froides, resserrant énormément les cernes au point de les fusionner.