Partager la publication "Le Réchauffement climatique nous mène-t-il vers la guerre civile?"
Survol d’un champ d’étude reliant changements climatiques et violences armées
Par Daniel Beauregard, professeur d’histoire au Collège Jean-de-Brébeuf
Introduction
Depuis quelques décennies, les spécialistes de plusieurs domaines se questionnent sur l’influence potentielle du réchauffement climatique sur le déclenchement de conflits violents à grande échelle. Connaissant l’impact profondément déstabilisateur qu’on anticipe pour les prochaines décennies, on comprend que l’on fasse rapidement le saut logique, amalgamant différents scénarios catastrophes. L’idée que les changements climatiques provoqueront quantité de guerres sanglantes a rapidement fait son chemin dans l’imaginaire collectif. Or, la corrélation entre ces deux variables est loin d’être affirmée.
Les études et leurs projections
Commençons par un point d’entente : selon le 5e rapport du GIEC (2014), la problématique du réchauffement climatique est réelle, influencée par l’activité humaine, et aura entre autres conséquences d’altérer les régimes de précipitations, d’aggraver les phénomènes météorologiques extrêmes (fréquence et intensité), de réduire les ressources renouvelables en eau dans les régions sèches et subtropicales et d’ainsi dégrader la sécurité alimentaire locale et mondiale[1]. De plus, le 12e chapitre du 5e rapport, consacré aux conséquences sur la sécurité humaine, soutient que les changements climatiques, en érodant les sources de subsistance, en menaçant la capacité de préservation culturelle/identitaire, en provoquant des migrations et en réduisant la capacité des États à protéger leurs habitants, posent effectivement une menace à la sécurité humaine (preuves robustes, consensus élevé)[2]. Cependant, lorsqu’il est question de leur impact sur l’apparition de conflits violents, les opinions scientifiques quant à l’existence, la force et la direction de la relation varient fortement.
L’étude du lien entre les deux variables a commencé dans les années 1970 et plus sérieusement dans les années 1990[3]. Il en émerge un foisonnement de recherches qui varient autant dans leur portée temporelle et géographique que dans les méthodologies employées (quantitatives ou qualitatives). Par exemple, certaines ont cherché, dans l’histoire lointaine, une correspondance entre les anomalies/variations climatiques et les crises provoquant le déclin des empires. La plupart des études couvrent toutefois l’époque moderne. On compte un bon nombre d’analyses ou méta-analyses quantitatives qui tentent de corréler les deux variables en comparant, pour une région donnée, d’un côté les phénomènes météorologiques – l’évolution des précipitations annuelles, les périodes de sécheresse ou de précipitations abondantes, les désastres naturels, etc. – et de l’autre la fréquence des actes violents. Ces recherches s’appuient sur le croisement de données fournies par des banques statistiques mondiales – par exemple, celle du Upsala Conflict Data Program, compilée par le PRIO[4] pour les évènements violents ou le NatCatService pour les catastrophes naturelles[5].
Il émerge de ces études une multitude de projections (souvent critiquables) quant aux interactions potentielles entre les deux variables. En voici quelques exemples emblématiques. Dans les scénarios qualifiés de néo-malthusiens, la conjonction entre la croissance de la population et la diminution des ressources dans une région (terres arables, eau potable, etc…) provoquerait une compétition accrue entre groupes sociaux pour leur contrôle, pouvant dégénérer vers des violences organisées à grande échelle, parfois sur la base de clivages sociaux préexistants (ethnies, clans…). Autre exemple : des désastres naturels locaux ou la disparition graduelle des sources de subsistance pourraient entrainer des migrations de grande envergure (intérieures ou extérieures), menaçant ainsi de déséquilibrer une situation économique ou interethnique précaire dans la région d’accueil sous la forme d’un conflit migrants-locaux. Ou encore, un pays dont l’économie est largement basée sur le secteur primaire peut voir sa viabilité menacée par l’érosion des ressources, la précarité économique affaiblissant les institutions étatiques et sociales qui assurent le maintien de la stabilité/paix domestique, précipitant ainsi un conflit violent[6]. On verrait également la pauvreté augmenter, fournissant des opportunités de recrutement pour d’éventuels groupes rebelles qui exploiteraient la frustration et offriraient des alternatives pour assurer une subsistance[7]…
Les projections passent ainsi de liens très directs – il existerait une corrélation positive entre une augmentation de la température et la fréquence des comportements agressifs/violents[8] – à des liens indirects plus lointains, comme l’effet des politiques visant à atténuer le réchauffement climatique. Par exemple, la recherche de sources énergétiques « propres » pousserait vers l’hydroélectricité, et la construction des barrages se fait parfois au détriment des écosystèmes locaux et des communautés humaines qui en dépendent, risquant de provoquer migrations, mécontentement, etc… D’autres auteurs abordent la relation en sens inverse : un État manqué, corrompu, inefficace, traversé par les violences, est plus propice à provoquer de la destruction environnementale, incluant des facteurs d’aggravation aux changements climatiques[9].
Une relation moins évidente qu’il n’y parait
Plusieurs chercheurs accusent toutefois ces études quantitatives de négliger la complexité socio-économique sous-jacente et de verser dans une forme de fatalisme climatique qui restreindrait l’analyse à l’effet « mécanique » d’une variable sur une autre[10]. On soulève également le risque de confondre cause et conséquence : la dégradation environnementale est-elle derrière le déclenchement d’une crise politique, ou alors est-elle générée par la négligence et l’inefficacité d’un État en crise, incapable de gérer efficacement ses ressources? D’autres critiquent une tendance à confondre météo et climat, soit les changements à court terme et à long terme[11], occultant ainsi la capacité d’adaptation des populations.
Ainsi, certains auteurs stipulent que les situations de crise stimulent la coopération plutôt que la compétition[12]. D’autres soutiennent que les guerres civiles vont plus probablement se déclencher ou s’aggraver dans une situation d’abondance que de rareté, entre autres parce que l’abondance fournit des moyens de financement pour des groupes rebelles[13]. De plus, les impacts du réchauffement climatique ne sont pas uniformes; si ce dernier provoquera la rareté dans certaines régions, il entrainera des précipitations plus abondantes, favorables à l’agriculture dans d’autres… Des études démontrent d’ailleurs que dans l’histoire lointaine, ce sont les périodes de refroidissement qui ont causé les crises politiques et humanitaires les plus importantes. Si on ajoute les désaccords statistiques complexes, il apparaît que la relation est beaucoup plus nébuleuse que certaines « affirmations tabloïdes »[14] le soutiennent.
Bref, aucun des scénarios mentionnés ci-dessus ne permet l’atteinte d’un consensus chez les spécialistes quant à l’existence d’une corrélation positive, claire et directe entre le réchauffement climatique et la probabilité de voir émerger un conflit armé.
Quelques points de consensus
Au-delà des désaccords, on peut néanmoins affirmer avec confiance les éléments suivants :
- Réchauffement ou refroidissement, la variation climatique a un effet déstabilisateur sur les milieux dont dépend la subsistance, et elle constitue donc une menace à la sécurité humaine en général.
- Il y a un consensus général que les autres facteurs de risque – par exemple, la présence de violences dans l’histoire récente, la faiblesse et l’inconsistance des institutions politiques, les inégalités sociales, une faible croissance économique, l’existence de conflits dans les États voisins, etc. – sont beaucoup plus importants que la question climatique pour prédire le déclenchement d’un conflit armé[15].
- À eux-seuls, il est très improbable que les changements climatiques déclenchent un conflit violent à grande échelle. Ils peuvent toutefois aggraver une situation instable, jouer le rôle d’accélérateur ou de catalyseur, l’étincelle qui embrase une situation critique… Il faut avant tout s’intéresser aux effets d’interaction. Le 5e rapport du GIEC soutient que dans des circonstances où les autres facteurs de risque sont faibles (donc où les États sont stables et efficaces, les revenus par habitant élevés, etc…), les impacts du changement climatique sur les risques d’émergence d’un conflit armé sont négligeables (consensus scientifique élevé)[16]. Autrement dit, si les changements climatiques peuvent plausiblement être la cause nécessaire au déclenchement d’un conflit violent, il est peu probable qu’ils en soient la cause suffisante.
- Plutôt que de verser dans le déterminisme météorologique en affirmant que les changements climatiques provoqueront systématiquement des conflits violents, il faut avant tout considérer la vulnérabilité climatique d’un État / région. Plusieurs facteurs influencent la vulnérabilité d’un pays : niveau de développement, budget, inégalités sociales, dispersion géographique des populations, dépendance économique sur le secteur primaire, conscientisation, corruption, etc… Ainsi, devant les conséquences potentielles, ce qui compte est avant tout la capacité d’adaptation.
- À l’inverse, un pays traversé par un conflit violent prolongé a une capacité d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques considérablement réduite (pour l’État et l’individu). Il risque de connaitre un exode des cerveaux, une diminution de ses revenus et de son budget disponible, un accroissement de la précarité alimentaire, une restriction de l’accès aux ressources nécessaires pour s’adapter, etc.[17].
Bibliographie
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[1] Cité dans Buhaug, Halvard. « Climate Change and Conflict: Taking Stock » Peace Economics, Peace Science and Public Policy, vol. 22 no.4, 2016, p332.
[2] Adger, W.N., J.M. Pulhin, J. Barnett, G.D. Dabelko, G.K. Hovelsrud, M. Levy, Ú. Oswald Spring, and C.H. Vogel, “Human security” In: Climate Change 2014: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. Part A: Global and Sectoral Aspects. Contribution of Working Group II to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [Field, C.B., V.R. Barros, D.J. Dokken, K.J. Mach, M.D. Mastrandrea, T.E. Bilir,M. Chatterjee, K.L. Ebi, Y.O. Estrada, R.C. Genova, B. Girma, E.S. Kissel, A.N. Levy, S. MacCracken, P.R. Mastrandrea, and L.L. White (eds.)]. Cambridge University Press, Cambridge, United Kingdom and New York, NY, USA, pp. 755-791
[3] Parmi les auteurs qui ont marqué le débat, on retrouve un noyau centré autour du politologue canadien Thomas Homer-Dixon (Université de Toronto), un groupe centré à l’École Polytechnique Fédérale de Zurich (ENCOP), le groupe californien du GECHS, et surtout le groupe du Peace Research Institute of Oslo, avec comme figures de proue Nils Petter Gleditsch et Halvard Buhaug. German Advisory Council on Global Change (R. Schubert, H.J. Schellnhuber, N. Buchmann, A. Epiney, R. Grißhammer, M. Kulessa, D. Messner, S. Rahmstorf, J. Schmid). World in Transition: Climate Change as a Security Risk, London and Sterling, Earthscan, 2008, p.25.
[4] Disponible à cette adresse : https://www.prio.org/Data/Armed-Conflict/UCDP-PRIO/
[5] Disponible à cette adresse : https://www.munichre.com/en/reinsurance/business/non-life/natcatservice/index.html
[6] GermanAdvisory Council on Climate Change, 2008. Op.Cit., p.26
[7] Bamett, Jon and W. Neil Adger (2007). “Climate Change, Human Security and Violent Conflict”, in Political Geography, vol. 26 no.6, pp. 639-655. Cité dans Gleditsch, Nils Petter, and Ragnhild Nordås. “Climate Change and Conflict: A Critical Overview.” Die Friedens-Warte, 2010, p.14. JSTOR, www.jstor.org/stable/23773941.
[8] Hsiang, Solomon M., et al. “Quantifying the Influence of Climate on Human Conflict.” Science, vol. 341, no. 6151, 2013, p.1220, www.jstor.org/stable/23491440.
[9] Buhaug, Halvard, 2016. Loc.Cit., p.335.
[10] Buhaug, Halvard, 2016, Loc.Cit., p.333.
[11] Buhaug, ibid
[12]Gleditsch, Nils Petter. “Whither the Weather? Climate Change and Conflict: Introduction.” Journal of Peace Research, vol. 49, no. 1, 2012, pp. 3–9. JSTOR, www.jstor.org/stable/23141275
[13] Ibid.
[14] Buhaug, Halvard. “Climate-conflict research, some reflections on the way forward”, WIREs Clim Change, vol. 6, no. 3, 2015, p. 269.
[15] Gleditsch, Nils Petter. Loc.Cit.
[16] Adger, W.N., J.M. Pulhin, J. Barnett, G.D. Dabelko, G.K. Hovelsrud, M. Levy, Ú. Oswald Spring, and C.H. Vogel, p. 772.
[17] Ibid. p. 774.