En rafale

Les loutres, les kois et la biodiversité

Par Louis-Philippe Précourt, professeur en biologie au Collège Jean-de-Brébeuf

Quelle est la valeur de la biodiversité ? C’est extrêmement difficile à chiffrer et c’est souvent un casse-tête pour les écologistes qui demandent des fonds à des organismes subventionnaires pour leurs recherches. L’exemple qui revient le plus souvent est qu’il faut protéger les abeilles, puisqu’elles sont responsables environ du tiers de la production de nos fruits et légumes, par la pollinisation. De nombreux autres exemples existent et il faut bien comprendre l’écologie, soit l’étude des interactions entre les espèces dans un écosystème, afin de saisir les impacts monétaires de la perte de biodiversité ou du déséquilibre d’un écosystème.

L’équilibre et la stabilité d’un écosystème reposent sur sa diversité. Les écologistes nomment ce concept « l’hypothèse d’assurance ». En effet, la diversité de l’écosystème lui confère « l’assurance » que, dans la multitude d’espèces qui le composent, il y en aura qui résisteront aux différentes conditions qui se présenteront (inondations, sécheresses, variations de température, insecte ravageur, etc…). Pour illustrer ce concept, utilisons l’exemple de la plantation massive de frênes dans les villes, particulièrement à Montréal et ses environs. Le frêne semblait un choix idéal comme arbre urbain : il atteint une bonne taille (15-20 mètres), il est solide, tolère très bien les conditions urbaines et a relativement peu de maladies. Le frêne a donc été joyeusement planté un peu partout en milieu urbain, tellement que c’en est presque devenu une monoculture, la diversité des arbres étant fortement réduite. Mais la monoculture n’a pas son « assurance tous risques », elle est extrêmement vulnérable à un changement de conditions, ou disons, à l’arrivée imprévue d’un nouvel insecte ravageur, l’agrile du frêne. Une diversité insuffisante et de mauvaises décisions d’aménagement urbain, qui entraînent aujourd’hui des coûts importants : abattage et essouchage des arbres morts ou infestés, entreposage, destruction ou valorisation du bois, prévention par un traitement des arbres sains, achat et plantations de nouveaux arbres, frais de gestion et salaires reliés à toutes ces tâches… Pour la municipalité de Blainville, en 2017 seulement, le traitement d’environ 650 frênes a coûté 73 706$, alors que l’abattage et le déchiquetage de quelques dizaines de frênes a nécessité un investissement de plus de 30 000$ (Communauté métropolitaine de Montréal, 2017). On estime le nombre de frênes à 100 000 à Montréal, qui a mis en place un programme de 900 000$ par année pour gérer la crise durant les 10 prochaines années. Ce budget a déjà été largement dépassé, la ville de Montréal ayant dépensé plus de 20 millions de dollars pour tenter de sauver 50 000 arbres à l’aide d’un insecticide (Normandin, La Presse, 2019).  C’est un bon exemple de la valeur de la biodiversité!

La biodiversité permet de maintenir l’équilibre d’un écosystème, équilibre fragile que la nature a mis des milliers d’années à mettre en place. Et, pour paraphraser Jared Diamond, chaque espèce dans un écosystème a son rôle à jouer et se présente comme un domino, dont la chute entraînera assurément celle d’autres dominos (Diamond, 2000). Il est souvent difficile de prédire l’impact des changements provoqués par les humains sur la biodiversité, qu’arrivera-t-il si on rompt ce fragile équilibre? On a facilement tendance à croire qu’il faut retirer d’un écosystème les grands prédateurs, considérés comme les « méchants », des réducteurs de biodiversité, puisqu’ils mangent les « gentils » herbivores. Par exemple, les loups ont été tués massivement, parfois jusqu’à l’extinction complète, comme dans le parc de Yellowstone. Leur absence a pourtant déstabilisé la biodiversité de manière tellement importante, en raison de la prolifération des herbivores comme les wapitis, qu’il a fallu venir chercher des meutes de ces canidés au Canada et les déplacer aux États-Unis afin qu’ils empêchent les cervidés de venir à bout de la végétation et de désertifier le territoire (Ripple et Beschta, 2012).

Loutre de mer
Koï, jardin du Dr. Sun Yat-Sen

Maintenant, l’histoire des loutres et des kois (des carpes asiatiques). L’écosystème marin au large de Vancouver, en Colombie-Britannique, comprend de nombreuses espèces dont des poissons, des algues de toutes sortes, des oursins, des loutres et des orques, pour n’en nommer que quelques-unes. Comme tous les écosystèmes, un équilibre fragile s’est mis en place, souvent bouleversé par les interventions humaines. Historiquement, les loutres ont été fortement chassées pour la grande qualité de leur fourrure. On estime que plus de 55 000 fourrures de loutres ont été tirées de cette région à partir de la fin du 18e siècle, et que la loutre était totalement disparue aux environs de 1930. Cette extinction a fortement déstabilisé l’écosystème, puisque les loutres consomment une grande quantité d’oursins. En leur absence, les oursins ont donc pu proliférer librement, et ils ont complètement ravagé les forêts de kelps, de grandes algues ondulant majestueusement avec les courants. Cette désertification sous-marine n’offrait alors plus aucune protection aux multiples espèces de poissons qui y vivent habituellement. Plusieurs espèces de poissons du genre Sebastidae vivent dans les forêts de kelps et ont besoin de ces longues algues pour se cacher des prédateurs, ce qui est particulièrement vrai pour les milliers de jeunes poissons, qui assureront le renouvellement du genre. La simple élimination d’un prédateur important des forêts de kelps a mené à la désertification du fond des mers et à la chute des stocks de poissons. La chute des stocks de poissons a bien sûr eu un impact économique majeur sur les pêcheries, ce qui a motivé les autorités à réintroduire 89 loutres dans cet écosystème, en 1969. Cette réintroduction fut un succès (on estimait au début des années 2000 à plus de 3000 le nombre de loutres), permettant de rétablir les forêts de kelps de même que les stocks de poissons pour les pêcheurs (Bertocci et al., 2015; Market, 2011; Watson et Estes, 2011). Le rétablissement de l’équilibre d’un écosystème peut parfois avoir des conséquences surprenantes! Ce fut le cas en novembre dernier, au « Dr. Sun Yat-Sen Classical Chinese Garden », décrit comme une oasis de nature et de tranquillité en milieu urbain. Ce jardin chinois contient de grands bassins dans lesquels de magnifiques kois, des carpes asiatiques colorées, nagent calmement pour le grand plaisir des visiteurs. Le poisson nommé Madonna est la doyenne des 14 kois adultes du jardin et on estime qu’elle a l’âge vénérable de 52 ans. Vers la mi-novembre, une loutre, plus tard surnommée Elvis, a fait son chemin en pleine ville, on ne sait comment, jusqu’aux étangs du jardin. Elle avait trouvé un garde-manger à ciel ouvert, plein de luxueux poissons frais sans défense. Les kois ont alors commencé à disparaître… En quelques jours, il n’en restait plus que 3 et malheureusement, Elvis a mangé la doyenne Madonna…Le jardin a été fermé, les employés ont dû vider graduellement les très grands bassins de manière à attraper et relocaliser les kois à l’aquarium de Vancouver. De son côté, Elvis a su éviter les nombreux pièges des trappeurs et, son garde-manger étant vide, il a probablement simplement refait le chemin en sens inverse pour retrouver son écosystème naturel. La communauté chinoise était attristée par l’attaque d’un symbole culturel. Mais, grande note d’espoir pour les kois, en vidant les bassins, les employés ont trouvé 344 jeunes kois dont on ignorait l’existence. Ils viendront repeupler les bassins et personnifieront bien la symbolique de persévérance, de force et de transformation qu’on attribue à ces poissons. Cette situation farfelue a polarisé les habitants de Vancouver, les uns prenant position pour la loutre rusée, les autres pour les kois sans défense. Toutes sortes de produits dérivés ont même vu le jour pour que chacun affiche ses couleurs. Et vous, êtes-vous #teamotter ou #teamkoi?

Une forêt de kelps

Références

I. Bertocci, R. Araujo, P. Oliveira and I. Sousa-Pinto (2015) Potential effects of kelp species on local fisheries, Journal of Applied Ecology, 52, 1216–1226

Communauté métropolitaine de Montréal, (2017) Stratégie métropolitaine de lutte contre l’agrile du frêne 2014-2024.

Jared Diamond, (2000) Le troisième chimpanzé, Éd.  Gallimard. Paris, p. 629.

Pierre-André Normandin, (27 février 2019) Agrile du frêne à Montréal: plus de 20 millions pour sauver 50 000 arbres, La Presse, Montréal.

Russell W. Market (2011) Recruitment and trophic dynamics on the west coast of vancouver island: fishing, ocean climate, and sea otters, Thèse de doctorat, Études graduées en zoologie, University of British Columbia, Vancouver.

William J. Ripple et Robert L. Beschta, (2012) Trophic cascades in Yellowstone: The first 15 years after wolf reintroduction, Biological Conservation, Volume 145, Issue 1, January 2012, Pages 205-213

Jane Watson et James A. Estes, (2011) Stability, resilience, and phase shifts in rocky subtidal communities along the west coast of Vancouver Island, Canada, Ecological Monographs, 81(2), 2011, pp. 215–239,

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