En rafale

La politique étrangère de l’Union européenne au défi de la crise ukrainienne

Le 26 janvier 2015, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne déclarent ensemble : « nous sommes préoccupés par la détérioration des conditions de sécurité et de la situation humanitaire dans l’est de l’Ukraine. Nous condamnons le massacre de civils qui a eu lieu au cours du bombardement aveugle de la ville ukrainienne de Marioupol, le 24 janvier 2015. Nous prenons acte des éléments qui attestent du soutien continu et croissant fourni aux séparatistes par la Russie, ce qui met en évidence la responsabilité de la Russie ».[i] Le lendemain, le premier ministre du gouvernement grec nouvellement élu, Alexis Tsipras, se plaint auprès de Federica Mogherini, Haute représentante de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité, de ne pas avoir été consulté sur cette déclaration faite au nom de tous. S’il ne s’agit que d’un signe parmi d’autres des tensions qui agitent les Européens dans leur attitude à adopter face à la Russie dans le conflit ukrainien, cet exemple illustre plus généralement les défis qui se posent à la concrétisation d’une diplomatie européenne commune.

 

Qu’est-ce que la diplomatie européenne?

Durant 40 ans, le projet d’intégration européenne a surtout porté sur la réalisation d’un marché économique unique. Une fois cet objectif atteint, au début des années 1990, l’UE s’est tournée vers d’autres ambitions, l’une d’entre elles étant la mise en place d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Les États européens ont depuis fait preuve d’une attitude prudente envers cette PESC, refusant de perdre le contrôle sur un domaine d’action au cœur de la souveraineté nationale. À la différence des autres politiques européennes, la PESC se décide à l’unanimité des États, et les institutions supranationales comme la Commission européenne, le Parlement européen et la Cour de justice y jouent un rôle modeste.

La PESC consiste à coordonner la position des États européens sur les sujets internationaux d’importance. Dans un souci de cohérence, l’UE s’est dotée d’une Haute représentante pour la PESC, qui agit comme porte-parole et intermédiaire entre les États et les institutions européennes, d’un service diplomatique à la tête d’un réseau de 139 délégations dans le monde, et d’une multitude d’outils de gestion de crises. En revanche, elle n’a pas d’armée commune. Les plus ardents fédéralistes s’en désolent, à l’image du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker déclarant récemment que « munie de sa propre armée, l’Europe pourrait réagir avec plus de crédibilité à toute menace visant la paix dans un État membre ou un pays voisin »,[ii] mais leur voix est extrêmement minoritaire.

 

Une politique étrangère de consensus

En réalité, on aurait tort de penser que les Européens voient dans la PESC une alternative à l’Alliance atlantique et, par conséquent, à la puissance militaire américaine. Ce que l’UE met en avant, c’est plutôt sa capacité unique à mobiliser un ensemble d’outils diplomatiques (dialogues bi- et multilatéraux), économiques (accords commerciaux), financiers (investissements, aide au développement), civils (missions de conseil et d’assistance à la formation d’armées, de police, de juges) et parfois militaires, au service d’une approche dite « globale » de la résolution des conflits. C’est en cela que l’UE diffère par exemple de l’OTAN, centrée quasi exclusivement sur la dimension militaire.

Ce discours ambitieux se heurte malheureusement à la réalité des moyens disponibles et à la règle de l’unanimité, surtout en temps de crise internationale. Premièrement, l’UE ne tend à intervenir que lorsqu’un consensus minimal émerge, généralement dans des situations peu risquées et relativement peu couteuses. Lorsqu’il s’agit de mobiliser d’importants moyens militaires, comme au Kosovo en 1999, la participation américaine reste indispensable. En second lieu, en cas de crise majeure, le besoin de réagir rapidement s’accommode mal de la lenteur du processus décisionnel européen. Ce sont alors les principales puissances européennes qui tendent à prendre la main, parfois au détriment d’une position commune. En Géorgie en 2008, c’est le président français Nicolas Sarkozy qui occupa l’avant de la scène diplomatique; en Libye en 2011, Français et Britanniques ne s’embarrassèrent guère des réticences de la majorité des autres États membres, notamment de l’Allemagne, au moment de décider de bombardements aériens.

 

L’Ukraine et le modèle européen à l’épreuve

Ainsi, dans le cas ukrainien l’UE, confrontée aux aspirations pro-européennes des manifestants d’Euromaïdan à l’hiver 2013-2014, au rattachement de la Crimée à la Russie dans la foulée, et au soutien économique et militaire apporté par Vladimir Poutine aux régions séparatistes de l’Est, se retrouve dans la position qu’elle affectionne le moins. Elle doit réagir rapidement à ces événements et trouver un consensus à 28 États, qui entretiennent des rapports historiques, politiques, économiques et culturels très divers à l’égard de la Russie.

Le cas des sanctions offre une bonne illustration des dynamiques évoquées ci-dessus. Adoptées en mars 2014 et étendues en juillet, ces dernières concernent par exemple le gel des avoirs et visas de 151 individus, et des mesures ciblées dans le domaine du commerce, de la coopération militaire ou de la finance.[iii] Lors de la réunion du Conseil européen le 19 mars, les chefs d’État et de gouvernement des 28 ont du s’entendre sur le renouvèlement de ces sanctions, qui expirent en juillet. Se sont alors opposés un camp des « faucons », regroupant notamment la Pologne, les États baltes et scandinaves, souhaitant annoncer immédiatement une prolongation des sanctions jusqu’à fin 2015, pour envoyer un signal fort à la Russie, et un camp anti-sanctions regroupé autour des États méditerranéens, de l’Autriche et de la Slovaquie. L’Allemagne et la France, ayant négocié en parallèle l’accord de cessez-le-feu de Minsk un mois plus tôt, font preuve de davantage d’hésitations. À titre de compromis, il a finalement été « décidé de ne pas décider » tout de suite, en liant la prolongation des sanctions au non-respect par la Russie des accords de Minsk. Ce faisant, les 28 se sont engagés à ne pas compromettre les efforts bilatéraux entrepris par l’Allemagne et la France.

 

En général, ce type de compromis, typique de la diplomatie européenne, ne manque pas de faire l’objet de railleries de la part de commentateurs qui y voient une faiblesse récurrente face aux grandes puissances internationales.[iv] L’UE est par exemple accusée de ne pas oser étendre ses sanctions à la question du gaz russe, dont elle est trop dépendante. Il suffit pourtant d’observer les efforts diplomatiques entrepris par Moscou pour diviser les Européens pour comprendre que cette politique de sanctions est loin d’être sans effets. Surtout, cette diplomatie « de crise », dont il faut admettre qu’elle ne constitue pas le point fort de l’UE, n’est que la partie visible de l’iceberg. La même semaine que le sommet européen évoquée ci-dessus, les ministres des affaires étrangères décidaient par exemple de relancer l’Accord de stabilisation et d’association avec la Bosnie-Herzégovine, première étape vers la candidature à l’intégration de l’UE. La Serbie est quant à elle officiellement candidate, et la Croatie membre depuis 2013. Vingt ans seulement après la guerre des Balkans, l’UE démontre qu’elle témoigne parfois d’une politique étrangère à succès, bien que passant le plus souvent sous le radar médiatique.

 

Par Antoine Rayroux, Centre d’excellence sur l’Union européenne, Université de Montréal/McGill University

[i] Déclaration des chefs d’État et de gouvernement, Conseil affaires étrangères et relations internationales, 26 janvier 2015, http://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2015/01/statement-of-the-heads-of-state-or-government/ (consulté le 22 mars 2015).

[ii] « Jean-Claude Juncker veut une armée européenne », Euractiv.fr, http://www.euractiv.fr/sections/leurope-dans-le-monde/jean-claude-juncker-veut-une-armee-europeenne-312730 (consulté le 22 mars 2015).

[iii] Pour une liste à jour voir : EUROPA, Site d’information officiel de l’UE, « Sanctions de l’UE à l’encontre de la Russie concernant la crise en Ukraine », http://europa.eu/newsroom/highlights/special-coverage/eu_sanctions/index_fr.htm (consulté le 22 mars 2015).

[iv] Lire par exemple Lorinc Redei, « Weak and Weaker : Why Europe’s Newest Leaders will be a Disaster », Foreign Affairs online, 4 September 2014, http://www.foreignaffairs.com/articles/141953/lorinc-redei/weak-and-weaker (consulté le 22 mars 2015).

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