En rafale

Les Tirailleurs sénégalais 1857-1960

« Faut-il crier plus fort ? ou m’entendez-vous, dites ? Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères […] »[1]

 

Origine, mandat et appellation.

Si la France enrégimentait des Africains depuis le XVII siècle[2], ce que l’on appelle les Tirailleurs sénégalais nait officiellement d’un décret de l’Empereur Napoléon III daté du 21 juillet  1857[3].  Ce dernier  répondait favorablement à la demande du gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française (AOF), Louis Faidherbe.  Ce gouverneur constatait le manque de recrues militaires en provenance de la Métropole et eut l’idée d’un corps colonial pour maintenir l’ordre dans ses colonies.  Mais le mandat allait s’élargir. Avec le temps, la France aura besoin de ces soldats africains. C’était  l’avis d’un colonel français, Charles Mangin, dans un livre publié en 1910, La Force noire.  Les troupes coloniales compenseraient pour la faiblesse démographique française face à l’Allemagne. Aussi, les « Sénégalais » combattraient pour l’expansion coloniale française et la défense du territoire métropolitain.

Faidherbe étant installé à Dakar au Sénégal, ce corps allait prendre le nom « générique » de « Tirailleurs sénégalais ». Nom générique, car  ces soldats viendront non seulement du Sénégal mais de toute l’AOF et parfois de l’Afrique Équatoriale Française (AEF).  Par ailleurs, ils se distinguaient des Tirailleurs algériens et marocains rassemblés dans « l’Armée d’Afrique ». Au départ, le corps des « Sénégalais » fut composé d’anciens esclaves qui retrouvaient leur liberté au prix d’une douzaine d’années d’engagement.[4]

Combats et sacrifices des « Sénégalais ».

Les Tirailleurs combattirent dans plusieurs conflits à majorité coloniaux : les « pacifications »[5] du Sénégal (1865-1880), du Soudan (1886-1891), du Dahomey (Bénin-1893-1894), de l’Indochine (1893-1896), de Madagascar (1895-1905) et du Maroc en 1908. Ils participèrent aux répressions  de Sétif (Algérie,  mai 1945) et de Madagascar (1947) mettant fin a des révoltes anticoloniales. Ils connurent la brutalité et souvent la sauvagerie des deux guerres mondiales. Finalement, ils étaient présents lors de la Guerre d’Indochine (1946-1954).

Mais combien de fils d’Afrique furent au service des volontés expansionnistes ou des nécessités de défense de la Métropole française?

Le sacrifice africain s’échelonna sur près d’un siècle (1865-1960). Voici quelques chiffres, objets à discussions : la « pacification » de Madagascar entre 1895 et 1905 exigea l’envoi d’environ 14 300 hommes. On indique que 16 000 à 18 000 Tirailleurs furent déployés, en 1947, pour mettre un terme à la révolte malgache. Autre exemple : la Guerre d’Indochine (1946-1954) où 60 000 Tirailleurs prirent part aux combats, constituant 16% du total des troupes françaises dans la péninsule. Reste les deux conflits mondiaux. Pour la Grande Guerre de 1914-1918, l’AOF aurait recruté entre 154 155 et 193 149 Tirailleurs[6] mais 134 310 tirailleurs seraient allés en France. Sur ce lot, on compte 30 000 morts et 35 000 blessés. Pour la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), le chiffre de 150 000 à 158 000 conscrits est avancé.   Les chiffres des pertes de la Deuxième Guerre mondiale demeurent quelque peu nébuleux : 16 000 morts, dont plus de 3000 exécutés sommairement par les nazis [7]et 70 000 à 80 000 prisonniers de guerre dans des stalags français. [8] Lors des deux guerres mondiales circule l’affirmation que les Tirailleurs furent de la chair à canon.  Il semble que cette perception soit un mythe. D’ailleurs, de 1914 à 1945, tous les conscrits furent de la chair à canon.

 

 Mépris, racisme et promesses non tenues.

 Nous avons vu la demande française et la réponse des Africains. Cependant,  il n’était pas toujours simple  d’attirer cette « force noire ».  Il fallait « séduire » ces gens. Lors de la Guerre de 1914, la Métropole française envoya le seul député de l’Assemblée nationale d’origine africaine et qui plus est, sénégalaise, Blaise Diagne, afin de recruter ces hommes.  On promet alors la fin de l’indigénat, c’est-à-dire, du statut juridique et civique qui faisait des peuples colonisés non des citoyens mais des sujets français. Plus de 150 000 Tirailleurs répondirent à l’appel de Diagne, acceptant de « verser le même sang, pour obtenir les mêmes droits ». [9] Malheureusement pour les Africains de l’AOF et de l’AEF, l’indigénat perdurera jusqu’aux indépendances nationales. Jamais, donc, on ne considérera comme égal ce soldat venu d’Afrique. La France comportait aussi son lot de racistes.  D’ailleurs, la Marine française, où étaient incorporés les Tirailleurs, leur réservait très peu de grades d’officiers.[10]

Le racisme explique aussi les cas de maltraitance subis par les Tirailleurs.  Par exemple, lors de la Grande Guerre, constatant que les « Sénégalais » s’adaptaient mal à l’hiver européen,  on décida de  les faire « hiverner ». Les troupes coloniales, dont sénégalaises, furent internées  dans des camps du sud de la France tels Fréjus-Saint-Raphaël et Courneau.  Là , plusieurs y mourront de maladies pulmonaires et souvent sans soins.[11]

Le Tirailleur fut aussi victime de racisme par représentation stéréotypée, telle que la publicité de la compagnie de chocolat en poudre BANANIA avec sa fameuse image où le souriant soldat nous  dit «  Y’a bon Banania ».  On affuble ici le Tirailleur d’une langue caricaturale qu’il ne parle pas.  Que dire aussi des exagérations autour des crimes de guerre commis par les Tirailleurs (viols, mutilations, etc).  Même si ces crimes sont malheureusement avérés, ils sont loin d’être exclusifs aux « Sénégalais ». Finalement, peut-on oublier le massacre du camp de Thiaorye (Sénégal) du 1er décembre 1944, où des gendarmes français, des troupes métropolitaines et d’autres Tirailleurs massacrèrent 35 (d’autres affirment 70) « Sénégalais » qui occupaient leur camp et « séquestraient » leurs officiers pour obtenir leurs soldes et leurs indemnités. Ces derniers avaient quitté la France (libérée en 1944), après quatre années de détention dans des stalags. Retournés en Afrique, ils  devaient être démobilisés.  Mais une fois au Sénégal, on  refusa de  les payer.

L’oubli, la « cristallisation » et la reconnaissance tardive.

Après les mensonges aux vivants vint l’oubli de ces vétérans. Malgré de hauts faits d’armes (survivre au carnage de Verdun en 1916 ou la prise de l’île d’Elbe en  1944), on a oublié ces Tirailleurs.  Les gouvernements français et même africains  ont occulté leurs présences de la mémoire collective. Dans leur pays d’origine, on a eu tendance à les associer à la  collaboration avec le colonisateur. On peut voir le malaise.  Avec l’indépendance de plusieurs colonies de l’AOF et de l’AEF, la France métropolitaine allait non oublier, mais négliger et punir ces ex-Tirailleurs.  Elle allait geler (les Français disent cristalliser) les pensions et indemnités à leur niveau de 1959.  Un vétéran d’Afrique des années 1970-2000 recevait le même montant qu’en  1959, subissant, du coup, un sérieux appauvrissement. La France ne reconnaissait plus ces hommes comme des vétérans.  Après 1960, les Tirailleurs sénégalais étaient en porte-à-faux.  La lutte pour la reconnaissance de leur contribution allait débuter. C’est un ex-tirailleur, Amadou Diop, qui lançait cette démarche mais allait malheureusement mourir avant le règlement de 2006[12]. Justement, les « Sénégalais » avaient gain de cause, le  15 novembre 2006, lorsque le gouvernement français décristallisait les pensions sur le principe de l’équivalence au coût de la vie.  Leur rôle était enfin reconnu.

Marc Bordeleau

Professeur d’histoire.

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[1] Léopold Sédar Senghor (1906-2001), premier président du Sénégal indépendant en 1960 et ex-soldat colonial: Lettre à un prisonnier.

[2] Selon certaines sources,  la France enrégimenta des Africains dès le XVIIe siècle, en s’installant dans ses comptoirs commerciaux de  l’île Saint-Louis et de l’île de Gorée (Sénégal).  Ces hommes servaient dans la marine ou comme truchements (interprètes – ces derniers ouvrant le territoire aux Français). Ils furent parfois des complices (volontaires ou involontaires) de la « traite négrière ».

[3] Décret de Plombières-les-Bains.

[4] La République française de 1848 a aboli la « traite négrière ». Suite au décret d’abolition du 27 avril 1848,  sur le territoire africain, des milliers d’individus, qu’on déplaçait vers les ports de traites, furent abandonnés, désoeuvrés et désemparés.  Rien n’était prévu pour les conduire chez eux. C’est d’abord là qu’on recruta.

[5] Vous devez comprendre conquêtes.

[6]  Marc Michel : « Le recrutement des tirailleurs en A.O.F. pendant la première Guerre mondiale. Essai de bilan statistique ». Revue française d’histoire d’outre-mer,   Année   1973, Volume   60, Numéro   221, pp. 644-660.

[7] Fusillés d’une balle dans la nuque ou écrasés par des tanks.

[8] Le racisme des nazis était tel qu’ils refusèrent de voir, ce qu’ils considéraient comme des sous-hommes, s’installer en sol allemand.

[9] Slogan utilisé par Blaise Diagne lors des recrutements.

[10] On pouvait avoir au plus le grade de caporal, très rarement, celui sous-lieutenant.

[11] À Courneau,  plus de 16 000 hommes « hivernaient » entre avril 1916 et juillet 1917 et 940 y moururent, surtout de maladie pulmonaire. On affirme que dans ces camps « d’hivernage », 13% des soldats perdirent la vie.

[12] En 2001, la Convention européenne des Droits de l’Homme a considéré cette cristallisation comme contraire aux principes de ces mêmes droits.  Le Conseil d’État de la République française, par l’Arrêt Amadou Diop (30 novembre 2001), laissa tomber les recours pour maintenir cette cristallisation.

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