En rafale

DOSSIER EUROPE – L’Europe à la merci de l’ordre/désordre international

L’Europe post-1945 est à l’ombre soit de deux « superpuissances » soit d’une seule. Depuis la Seconde Guerre mondiale, non seulement a-t-elle perdu son statut dominant de centre directeur du monde, mais elle ne joue même plus un rôle autonome sur la scène internationale.

 

De la bipolarité à l’unipolarité

 De 1945 à 1990, enserrés entre deux méga-États d’échelle continentale, intégrés pour la plupart à l’un ou l’autre des « blocs », les pays européens, y compris les ex-« puissances mondiales », peinent à se dégager des marges de manœuvre ou acceptent leur position diminuée. L’échec de la Communauté européenne de défense (CED, 1950-1954) ou le fiasco de l’expédition de Suez (1956) sont démonstratifs de la difficulté de composer avec les desiderata d’une « superpuissance » ou de l’impossibilité de se soustraire à l’action convergente des deux.

Loin de leur laisser les coudées franches, la fin de la bipolarité en 1990 les soumet à la prépondérance de l’« unique superpuissance », impérieuse et jalouse gardienne de l’ordre unipolaire. Subordonnée à l’époque de la bipolarité, l’Europe l’est même plus à celle de l’unipolarité, le contrepoids soviétique à l’atlantisme américanocentré s’étant dissout. Si les alliances militaires de la guerre froide, l’OTAN et le Pacte de Varsovie, corsetaient l’Europe, au moins elles s’équilibraient ou se neutralisaient. S’imposant sans partage depuis la dissolution du Pacte de Varsovie, l’OTAN étend désormais son emprise sur l’ensemble de l’espace européen, émettant même des prétentions à intervenir ailleurs, comme elle l’a fait en Afghanistan ou en Libye. Les pays européens sont à la traîne, d’aucuns se dérobant, d’autres faisant assaut de zèle otanien, la plupart pratiquant un conformisme bien-pensant.

D’une ère à la suivante, le bilan européen dans le dossier international n’illustre guère la démarche d’un acteur libre de ses mouvements ou capable de se déterminer par lui-même. À l’heure actuelle, l’Europe est malade des guerres en Libye, au Sahel et en Syrie, de la crise en Ukraine et de l’afflux de réfugiés, lesquels se rajoutent aux maux économiques, aux scissions communautaires, au désarroi intellectuel-culturel, à l’absence de perspectives d’avenir et aux démons de l’extrémisme politique qui la tourmentent.

 

Une politique étrangère européenne ?

 Le portrait européen est affligeant mais, vu sous l’angle international,  est-il nouveau ? En quoi le présent contexte se distingue-t-il du précédent ? Qu’y a-t-il de différent entre les années 1945-1990 et la période qui lui succède ? La réponse réside dans l’écart entre les ambitions et les résultats. Avant le traité de Maastricht (1992), il n’y a pas de volonté d’élaborer une politique étrangère de l’Europe, seulement, depuis 1969, une coopération au cas par cas décidée lors de rencontres des ministres des Affaires étrangères. En matière de défense, l’Union de l’Europe occidentale, issue de l’échec du projet de CED en 1954, est une coquille vide. De facto la Communauté économique européenne (CEE, Marché commun) se résume à l’intégration économique.

Afin d’obvier à ce manque dans le processus de la construction européenne et d’accélérer l’intégration politique, le traité de Maastricht dote l’Union européenne née en 1992 de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) – rebaptisée Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) en 2009. Elle vise à coordonner et à harmoniser les positions mais elle n’est pas une véritable politique étrangère, les États membres conservant leur souveraineté dans ce domaine sensible. La PESC côtoie les politiques nationales dans une situation de dualisme. Elle est intergouvernementale et les décisions doivent être unanimes.

On comprend qu’elles sont malaisées à atteindre et ont souvent un caractère mi-figue mi-raisin, typique des compromis. La diversité des intérêts est accentuée par le différend fondamental touchant l’omniprésente relation avec les États-Unis, relayés par leurs soutiens et clients européens. L’Europe des 12 États signataires à Maastricht s’est élargie à 28, dont des ex-alliés de l’URSS qui ne jurent que par les États-Unis et l’OTAN. La définition d’une politique étrangère commune, l’émergence d’une Europe-puissance, voire l’édification d’une Europe politique, sont aussi entravées par le lien américain. L’atlantisme demeure antithétique à l’européisme.

Par ailleurs, une politique étrangère est liée aux capacités militaires qui peuvent, en dernier ressort, assurer son application. À cet égard, l’Europe ne dispose pas de forces valables, les armées de la plupart des pays européens étant intégrées à l’OTAN. Dépendante de l’OTAN dont elle n’est que le complément, l’Europe fait figure de partenaire junior d’une communauté euro-atlantique.

La création par le traité de Lisbonne (2009) d’un Service européen pour l’action extérieure et de la fonction de Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité n’y change rien. Si un service diplomatique mobilisant des milliers de collaborateurs a vu le jour, une politique étrangère européenne joue l’arlésienne.

 

À l’épreuve des bouleversements internationaux

 Crise après crise, la carence ou l’inachèvement diplomatique rappelle le hiatus entre les ambitions et les réalisations. Le soulignent cruellement les guerres en Bosnie (1992-1995) et au Kosovo (1999), conduites en Europe mais confiées à l’OTAN. La guerre que les États-Unis déclenchent contre l’Irak en 2003 scinde l’Europe. Le Royaume-Uni et l’Espagne sont en pointe parmi les partisans, la France et l’Allemagne parmi les non-interventionnistes. Contre la Libye en 2011 et la Syrie depuis 2011, la France fait de la surenchère belliciste mais ne peut agir militairement que sous couverture américaine. L’Europe, elle, fait du suivisme.

Dans la crise ukrainienne, elle est ridiculisée : l’arrangement que négocient ses représentants en février 2014 est rendu caduc quelques heures plus tard par la prise armée du pouvoir à Kiev, soutenue par Washington ; le nouveau régime, russophobe et pressé d’en découdre pour entraîner l’OTAN contre la Russie, peut servir de déclencheur d’une guerre dont l’Europe pâtirait; les sanctions contre la Russie voulues par les États-Unis heurtent d’abord l’Europe. Après avoir enfourché le cheval antirusse, Allemagne et France finissent par s’entremettre pour favoriser la conclusion d’un accord de cessez-le-feu à Minsk en février 2015.

Les séquelles des conflits en Libye et en Syrie, dans lesquels trempent des pays européens, reviennent à l’Europe comme par un effet de boomerang. Mis à contribution dans ces guerres nouveau genre – hybrides, asymétriques, par procuration –, le djihadisme fait tache d’huile jusqu’à l’Europe. Vers elle aussi déferlent les vagues migratoires de populations déracinées par les combats, destructions, exactions et atrocités. Contre elle la Turquie manie le levier des flux de réfugiés et de migrants en vue d’extraire des concessions.

Éliminés par les accords de Schengen (juin 1995), les contrôles frontaliers et les frontières intra-européennes réapparaissent. Le règlement de Dublin (2003) qui prévoit le traitement des demandes d’asile dans le pays d’entrée s’avère inopérant. Sont mis à mal le droit d’asile et la solidarité européenne. Tandis que les pays européens se renvoient des réfugiés et que passe à la trappe l’idée de la répartition concertée des arrivants, l’Europe se fracture et la source du problème, à savoir la guerre en Syrie, est occultée. Un délitement de l’espace Schengen signifie la fin de la liberté de circulation et préfigure la désintégration de la construction européenne. Déjà stagnation économique, politiques néolibérales et austérité fragilisent le marché commun et l’union monétaire, alors que l’élargissement rapide affaiblit la cohésion de l’Union européenne. Les conséquences migratoires des guerres de regime change dues aux politiques étrangères néoconservatrices risquent de lui administrer le coup de grâce.

L’Europe est prise en tenaille par des conflits armés auxquels certains pays européens sont mêlés : Afrique (Libye, Sahel), Moyen-Orient (Irak, Syrie), Ukraine. Elle est soumise à un environnement international qu’elle n’influence que faiblement mais dont elle subit directement les contrecoups. Balloté par les désordres extérieurs, qui s’ajoutent aux troubles intérieurs, le projet européen traverse une zone de tempête qui peut le faire sombrer. La pérennité du modèle et sa viabilité tiennent de l’hypothèse.

Samir Saul
Professeur d’histoire, Université de Montréal, Membre du CÉRIUM

 

 

Bibliographie

Maxime Lefebvre, La politique étrangère européenne, Paris, PUF Que sais-je ?  2011.

Fabien Terpan, La politique étrangère, de sécurité et de défense de l’Union européenne, Paris, La Documentation française, 2010

Ibid., La politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2003.

http://fr.euronews.com/2013/10/17/la-politique-etrangere-de-l-union-europeenne-est-une-illusion/

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