En rafale

Les origines de l’interventionnisme français au Moyen-Orient : La crise syrienne de 1860.

Depuis l’an dernier, la France s’est jointe à la coalition internationale contre l’État islamique en Syrie et en Irak. Or, ce n’est pas la première fois que Paris se voit forcé d’intervenir dans une région considérée comme cruciale pour ses intérêts. En effet, la France s’est ingérée à maintes reprises dans la province syrienne de l’Empire ottoman au XIXe siècle. L’objectif principal de ces interventions est de soutenir les communautés chrétiennes de Syrie dont la France s’est déclarée protectrice. C’est pour préserver son influence dans la région qu’en 1860, sous l’égide des grandes puissances européennes, le gouvernement français, alors dirigé par Napoléon III, demande au gouvernement ottoman de créer une nouvelle province en Syrie, le Mont-Liban. Tête de pont de l’influence française dans la région, ce nouveau territoire permet à la France de maintenir son influence au Moyen-Orient. Or, l’arrivée de l’État islamique (EI) vient mettre en péril un des derniers points d’influence de la France dans la région. Pire, les troupes de l’EI ont, depuis septembre 2014, débuté une série d’incursions au Liban. Par ailleurs, le 6 décembre 2014, l’armée libanaise a arrêté une femme et un fils du chef du groupe État islamique Abou Bakr al-Baghdadi. Sachant que le Liban possède une importante population chrétienne (environ 40,5%)[1], une possible conquête par l’État islamique de ce territoire pourrait avoir de graves conséquences sur cette communauté. Il s’agit donc de comprendre quelles sont les origines de cette tradition interventionniste française au Moyen-Orient.

Les réformes administratives des années 1830-1840 (Tanzimat) du Sultan ottoman ‘Abdül Medjîd sont perçues en Syrie comme une attaque à l’autonomie de la région[2].  Dès 1849, ces réformes entraînent des tensions intercommunautaires entre les diverses communautés chrétiennes (maronites et orthodoxes) et musulmanes (surtout druzes) de la province. Par ailleurs, la pénétration économique européenne dans la région se fait en faveur des minorités chrétiennes de Syrie et du Mont-Liban. Ces dernières accumulent ainsi les capitaux qui allaient autrefois vers les marchands musulmans. Cette perte de stabilité économique accélère la radicalisation de certains groupes musulmans qui perçoivent la présence économique européenne comme une attaque contre le Dar-al-Islam (monde musulman). Les minorités chrétiennes sont décrites comme des agents ennemis travaillant au service des pays européens. La situation y est mal vécue dans les montagnes du Liban où cohabitent des populations chrétiennes, protégées par la France au nom du droit des Capitulations de 1673, et des populations druzes soutenues par Istanbul. En mai 1860, les premières attaques de Druzes contre les populations chrétiennes débutent. Fin juin, les consuls français estiment que 6000 chrétiens ont été tués[3].  À Damas, seule l’intervention d’Abd-El-Kader, héro de la rébellion algérienne contre la France, permet de sauver la vie des communautés chrétiennes ainsi que les personnels diplomatiques européens présents dans la ville.

Corps expéditionnaire français débarquant à Beyrouth le 16 août 1860, par Jean-Adolphe Beaucé

Corps expéditionnaire français débarquant à Beyrouth le 16 août 1860, par Jean-Adolphe Beaucé

Cette crise politique donne à la France un prétexte pour s’ingérer dans la région afin d’y accroitre son influence contre un Empire ottoman déclinant et une Angleterre soucieuse de préserver son contrôle sur la Route des Indes. Napoléon III veut par ailleurs rassurer une opinion catholique inquiète des politiques françaises en Italie ouvertement nationalistes et anti-papales[4]. Napoléon III et le Quai d’Orsay imaginent deux solutions pour régler la crise. La première sera d’utiliser l’émir Abd-el-Kader et le placer à la tête d’une Syrie semi-indépendante. La France pourra influencer la politique intérieure de cet État-satellite facilitant ainsi la pénétration économique française au Moyen-Orient. Si la solution kadérienne échoue, Napoléon III emploiera le concert européen afin de trouver une solution diplomatique commune. Or, les puissances européennes, notamment l’Angleterre, ne veulent pas d’une présence française dans la région et cherchent à limiter les manœuvres d’action de Paris[5]. Il est alors décidé que la France enverra un contingent de 6000 soldats, dirigé par le général Beaufort, pour une durée de six mois. Ce dernier devra aider les autorités ottomanes à trouver les coupables des massacres et les juger. En réalité, Beaufort doit prendre contact avec Abd-el-Kader afin de demander sa participation au projet d’une Syrie indépendante. Napoléon III semble avoir été influencé par les rapports des militaires français d’Algérie qui affirment qu’Abd el-Kader « a des intentions de jouer encore un rôle […] Je crois plutôt que, jugeant l’état précaire de l’Orient, il a mesuré la place qu’il pourrait y conquérir avec sa puissance d’intelligence, d’énergie et d’habilité  […] Est-il dans les intentions de l’Empereur qu’Abd el-Kader puisse jouer un rôle en Orient? »[6]  . Les troupes françaises  débarquent à Beyrouth au grand soulagement des populations chrétiennes. Pourtant le projet de royaume arabe de Syrie va échouer pour deux raisons. Premièrement, la diplomatie française n’a pas pris en compte les intentions réelles de leur champion politique. En effet, Fuad Pacha, représentant de la Porte (l’Empire ottoman)  en Syrie, empêche Beaufort de quitter la région de Beyrouth pour rejoindre Kader à Damas sous divers prétextes judiciaires et administratifs. Parallèlement, Abd el-Kader refuse de rencontrer Beaufort déclarant être malade. La seconde erreur des diplomates français a été la méconnaissance des réalités socioculturelles de la région amputant ainsi la mise en place de la politique des nationalités. Abd el-Kader est un Algérien vivant auprès d’une population musulmane qui le croit d’avance complice de la France. Napoléon III devra alors se tourner vers une solution diplomatique commune[7]. Après de nombreuses négociations, la diplomatie française réussit à imposer la solution du Règlement organique du Mont-Liban. Cet accord international stipule que la région majoritairement chrétienne de Syrie, le Mont-Liban, obtiendra le titre de province à statut spécial sous l’Empire ottoman. La Porte doit nommer comme gouverneur de cette province un chrétien et les populations chrétiennes sont protégées par les autorités ottomanes et les puissances européennes. Si finalement la solution diplomatique a été employée, elle ne satisfait que partiellement aux objectifs français. Pourtant, en sectionnant une partie de la Syrie, Paris s’est dotée d’une sphère d’influence dans une région, amenée avec la création du Canal de Suez, à jouer un rôle économique mondial important. La création du Grand Liban en 1921 marque l’agrandissement de cette sphère d’influence française dans une région riche en pétrole. La présente intervention française en Syrie s’inscrit donc dans une longue tradition d’interventionnisme européen dans une région du monde toujours instable.

 

Francis Abud
M.A. (Histoire)

 

[1] https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/le.html

[2] Gérald, Arboit. Aux sources de la politique arabe de la France. Le Second Empire au Machrek, Paris, Édition l’Harmattan, 2000, p. 127.

[3] Idem, p. 148

[4] Éric, Anceau. Comprendre le Second Empire, Paris, Éditions Saint-Sulpice, 1999, p.67.

[5]William, Echard. Napoleon III and the Concert of Europe, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1983, p.131.

[6] AMAE, CPC Turquie Damas, vol 5, Alger, 13 juin 1860 général de Martinprey au ministre de l’Algérie et des colonies, f. 16.

[7] William, Echard, op, cit p. 132

 

 

Bibliographie

  1. Sources et Archives

Archives du Ministère des Affaires Étrangères de France AMAE

CPC,  Correspondance politique consulaire

 

  1. Monographies

Anceau, Éric. Comprendre le Second Empire, Paris, Éditions Saint-Sulpice, 1999, 191 pages.

Arboit, Gérald. Aux sources de la politique arabe de la France. Le Second Empire au Machrek, Paris, Édition l’Harmattan, 2000, 336 pages.

Echard, William. Napoleon III and the Concert of Europe, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1983, 327 pages.

 

  1. Articles de périodiques

Ageron, Charles-Robert, « Abd el-Kader souverain d’un royaume arabe d’Orient », Revue de  l’Occident musulman et de la Méditerranée, no 8, 1970. Unica. p. 15-30.

 

  1. Sites Internets

https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/le.html.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *