En rafale

Unir les Scandinaves ou la Scandinavie? 1352-1397 (Ière partie)

Pour l’opinion publique, la Scandinavie et les États nordiques forment des États quasi identiques. Il s’agit d’un raccourci intellectuel, mais des similitudes  existent bel et bien entre le Danemark, la Norvège, la Suède, la Finlande et l’Islande, par exemple, l’attachement à la social-démocratie.  Voici donc deux textes présentant les prémisses ou les origines d’une expérience historique commune à ces États. Cette expérience, incomplète et éphémère, c’est l’Union de Kalmar[1].   Dans un premier texte, nous verrons les motifs et, surtout, les circonstances qui  ont  poussé les Scandinaves à s’unir. Dans le second, j’expliquerai brièvement ce que fut l’Union de Kalmar elle-même, c’est-à-dire, une union personnelle des différentes couronnes scandinaves à la famille royale du Danemark.  L’histoire de la construction et de l’Union de Kalmar elle-même montre que  cette expérience fut l’une des matrices des  similitudes entre les pays scandinaves et paradoxalement, que ce moment d’unité fit ressortir les particularismes de ces peuples, notamment chez les Suédois.

Entre les Vikings et la Grande Peste.[2]

Entre les Vikings et la Peste de 1347, la Scandinavie s’organisa peu à peu sous forme de royaumes. Le Danemark (sous  Hardeknut, régnant vers 930) et la Suède (sous Éric VI, dit le Victorieux) se transformèrent en royaumes entre les Xe et XIe siècles et, dans le cas de la Norvège, entre les XIIe et XIIIe siècles.  Il semble que les accidents géologiques à l’origine du  territoire norvégien, notamment ce qui constitue sa colonne vertébrale montagneuse, la chaîne des Scandes (seules montagnes importantes de Scandinavie),  se jetant directement dans la mer, constitua un problème de déplacement à l’intérieur du pays et donc, de centralisation. N’oublions pas que la terre norvégienne est déchirée en de nombreux fjords par la mer du Nord.  Néanmoins, le Royaume de Norvège fut mis en place par le roi Sverre (1184-1202) qui lutta contre la nature et surtout la prétention des évêques norvégiens d’élire le roi.

Si la structure politique des États scandinaves est semblable (monarchie) la structure économique diffère selon la disponibilité des ressources naturelles.   La Norvège et (surtout) la Suède sont des pays montagneux (la chaîne des Scandes prédominante en Norvège, mais présente en Suède, où elle diminue et descend en plateau vers la Baltique) alors que le Danemark est un pays plat.  Suédois et Norvégiens disposaient, déjà au Moyen-âge, de minerai de fer, d’argent et de cuivre complètement absents en sol danois. Par contre, les 2/3 des terres du Danemark sont arables. L’agriculture ne sera pas une grande source de richesse pour la Norvège (2.5% du territoire est arable) et pour la Suède (10% du territoire est cultivable – surtout en  Scanie).  Ainsi, avec l’Union de Kalmar, en théorie, il pouvait y avoir complémentarité économique entre ses divers membres.

Le monde scandinave n’est pas le plus peuplé d’Europe.  Avant l’épidémie de peste, on estime les populations des divers royaumes de la manière suivante : 1 000 000 de Danois, 600 000 Suédois, 350 000 Norvégiens et 50 000 Islandais.  Ces populations sont rurales à 94-95%.  La paysannerie possède une bonne part des terres en tenures libres (propriétés privées), entre 15% et 20% de ces dernières respectivement en Suède et au Danemark et environ 45% des terres en Norvège (elles ont très peu de valeur et de rendements).

Les villes existent, mais sont peu nombreuses et ne comptent pas une importante population. Vers 1500, 5% à 6% de la population scandinave est urbanisée. Les villes les plus importantes sont Copenhague avec ses 10 000 habitants, Stockholm et Bergen avec leurs 7000 habitants.  Néanmoins, ces villes sont dynamiques, elles sont au coeur du commerce, des communications scandinaves, mais aussi avec le continent et deviennent vite des centres politiques et religieux puisque c’est à travers le commerce et les villes que le christianisme s’implanta dans cette région d’Europe septentrionale.[3]  Comme ailleurs en Europe, le christianisme légitimait le pouvoir royal tout en le contrôlant.  Finalement, ces cités de Scandinavie auront, d’un point de vue commercial, des rivales coriaces : les villes allemandes de la Ligue hanséatique ayant Lübeck pour « chef-lieu ».

Région de la Baltique
Nicolas Eynaud
CC 4.0

Mais pour ces citadins, il y aura, pire et plus meurtrière que la Hanse, la Peste.

Les motifs et circonstances conduisant à l’Union.

Ce portrait allait se modifier dès les années 1350 et ceci fut à l’origine de l’Union de Kalmar. Elle fut la conséquence de la Grande Peste noire de 1347-1352 , de la domination de la Ligue hanséatique en Baltique et de la similarité des institutions politiques et sociales des royaumes scandinaves.  Ce sera sous la tutelle (mais incomplète) d’une puissance régionale, le Danemark, pays le plus populeux, le plus riche de Scandinavie et adversaire direct de la Hanse, que s’opérera l’unité des trois royaumes scandinaves.

La chute démographique associée à la peste de 1349-1350, où près de 50% de la population des régions peuplées et  urbaines disparut, toucha toutes les couches sociales sans exclusion, et ce jusqu’aux nobles. La noblesse exsangue du Danemark, de la Suède et de la Norvège a dû élargir ses liens matrimoniaux à l’intérieur de l’espace scandinave plutôt que de les limiter  aux frontières de leur royaume respectif.  Ces associations familiales provoqueront un rapprochement relatif entre ces pays. Les rois des trois royaumes sont finalement de la même famille. Ces mariages tisseront de nouvelles relations et ces dernières seront dans une certaine mesure la base de la mise place d’intérêts communs.  Même après la Peste noire, le Danemark demeurait sans aucun doute le pays le plus peuplé et donc, le plus capable d’organiser une union[4].

La création de l’Union de Kalmar fut aussi rendue possible par la crainte relative de certaines villes scandinaves face à la puissante Ligue hanséatique. Les cités membres de la Hanse réunies à  Lübeck (près du Danemark) dominaient alors le commerce de la Baltique.  Les royaumes scandinaves, dépeuplés et fragilisés par la peste ne pouvaient  rivaliser isolément contre la Hanse qui était l’ennemie directe du Danemark et de quelques villes norvégiennes  (même Bergen qui en était pourtant membre). En Suède, cependant, la bonne entente avec la Ligue était de mise puisqu’elle y vendait le produit de ses mines (fer, cuivre et argent[5]). Stockholm faisait aussi partie de la Ligue hanséatique.  Copenhague voulait ravir le contrôle de la Baltique à « Lübeck » et  pour y arriver,  était résolue à taxer les bateaux hanséatiques lors de leur passage dans le détroit du Sünd, seul lien entre la Baltique et la Mer du Nord. Avec ces revenus, les rois danois construiraient une flotte de guerre. Pour maîtriser complètement le Sünd, il fallait que Copenhague contrôle le sud de la péninsule suédo-norvégienne. La relative unité scandinave devenait alors vitale pour le Danemark. Pour s’imposer à la Ligue, des guerres nombreuses et coûteuses furent nécessaires et augmentèrent la charge fiscale des Danois. Les rois du Danemark devaient réussir à faire contribuer les Norvégiens et les Suédois.  Plus facile à dire qu’à faire, surtout en Suède. Nous y reviendrons.

Finalement, les États scandinaves avaient des institutions politiques et sociales similaires pouvant faciliter l’Union.  Le Danemark, la Suède et la Norvège étaient des monarchies électives (rois élus ou désignés par les Conseils Royaux).   La grande aristocratie danoise, norvégienne et suédoise se constituait respectivement en Conseil royal, élisant le roi et prétendant diriger avec lui.  Cette rivalité empêcha la centralisation du pouvoir royal, mais aussi l’apparition d’un régime féodal, comme en France. De plus, les évêques scandinaves s’opposaient aussi au centralisme royal et ces grands propriétaires terriens souhaitaient conserver leurs privilèges.[6] Bref, entre les XIVe et XVe siècles, les rois scandinaves n’avaient pas d’administration centralisée et encore moins un pouvoir absolu. Aussi, le projet d’union, bien que nécessaire pour le Danemark et la Norvège soulevait tout de même  des inquiétudes au sujet de la gouvernance de l’Union.  On craignait les tendances centralisatrices des rois. Ainsi, la réalité du pouvoir demeurera aux mains des Conseils royaux (surtout en Suède) de sorte que les historiens présentent ces formes de gouvernance comme des républiques aristocratiques[7].  Ainsi, comment le Danemark allait-il parvenir à unir les Scandinaves ?  Outre des circonstances particulières, il faudra le génie d’une femme pour y parvenir.  Ce sera l’objet d’un prochain texte.

Par Marc Bordeleau
Professeur d’histoire.

 

Pour lire d’autres articles du Dossier nordicité européenne: Scandinavie + Finlande ainsi que son introduction.

 

Références

[1] Créée le 20 juillet 1397.

[2] Cette partie est redevable à l’excellent manuel de Éric Schnakenbourg et de Jean-Marie Maillefer :La Scandinavie à l’époque moderne (fin du XVe –début du XIXe siècle).Paris, Belin, coll. : « Sup Histoire », 267 pages. Pages 9 à 12.

[3] Loc.cit. : Schnakenbourg, p. 12.  On compte selon ces auteurs, une soixantaine de villes au Danemark, une quarantaine en Suède et une douzaine en Norvège.

[4] Aux trois royaumes cités, nous ajoutons  à l’Union de Kalmar, l’Islande  et la Finlande. L’Islande fut colonisée par des Norvégiens au IXe siècle de notre ère et rattachée au Royaume de Norvège en 1264 et la Finlande fut graduellement annexée par les Suédois, à partir du milieu du XIIe siècle et transformée, vers 1362, en un Grand-Duché vassal de la Suède. Les Suédois imposèrent des institutions politiques similaires aux leurs en Finlande.

Des estimations, avant la peste, de la population scandinave et nordique donnent ces chiffres: 1 000 000 de Danois, 600 000 Suédois, 350 000 Norvégiens, 250 000 Finlandais et 50 000 Islandais.

[5] Sans négliger le bois et la fourrure.

[6] L’église possédait 8% des terres agricoles du Danemark, 15% en Norvège et 30% en Suède.  Pour la noblesse, 4% au Danemark, 3% en Norvège et 20% en Suède. Les rois disposaient aussi de propriétés terriennes, 70% au Danemark, 35% en Norvège et en Suède. Le reste était propriété privée des paysans très nombreux en Scandinavie.

[7] G.R. Elton : Reformation Europe 1517-1559. Londres, Fontana-Collins, 1976, p. 126.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *