En rafale

La révision de l’article 9 « de la constitution japonaise »

Le 1er juillet dernier, le premier ministre Abe Shinzo pavait la voie à une réorientation dramatique à la politique de sécurité du Japon en levant l’interdiction pour son pays d’exercer son droit à l’autodéfense collective et de venir en aide à une nation alliée ou amie victime d’une attaque. Dans une plus large perspective, c’est de l’avenir de l’article lui-même dont il est question et de sa pertinence actuelle et future.

Depuis 1947, l’article 9 de la constitution japonaise tient le rôle de pièce maîtresse de la politique de sécurité du Japon. Selon ses termes : «il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu.» Pourtant, par le passé, les gouvernements ont fait preuve d’inventivité ou d’ingéniosité afin d’adapter partiellement l’article 9 aux circonstances nouvelles et d’amenuiser la portée des proscriptions. À preuve, Tokyo s’est doté de capacités militaires de premier ordre (occupant aujourd’hui le haut de la liste des puissances militaires mondiales), a renforcé son alliance de sécurité avec Washington et a affirmé sa détermination à participer à la paix internationale. Malgré tout, certains plaident en faveur d’une levée définitive des contraintes constitutionnelles; d’où le projet de révision et la première étape franchie en juillet dernier sous l’autorité du PM Abe. À notre avis, cette initiative récente repose sur des arguments qui méritent d’être reconsidérés, de même qu’elle nous apparaît globalement mal avisée. D’une part, il est questionnable que la révision soit essentielle à la conduite d’une politique de sécurité plus efficace. D’autre part, les impacts régionaux d’une telle décision sont à appréhender.

Un besoin inventé. Aux yeux des partisans d’une révision, l’article 9 est un empêchement à la réalisation de l’autonomie nationale. À titre de nation souveraine, est-il avancé, le Japon doit pouvoir exercer les dispositions prévues à l’article 51 de la charte de l’ONU, lesquelles concèdent le droit de défense à tous les États membres de l’organisation. Se refuser de mettre en pratique ce droit en prétextant de l’aspect légal constitue une violation à l’autonomie nationale. Gommer ce reliquat de l’occupation, c’est rendre possible la quête de la normalité. En complément, l’atteinte de l’autonomie permettrait à Tokyo de rencontrer plus facilement les obligations de son alliance avec les États-Unis. Si par le passé, les ententes de sécurité avec Washington ont été revues «à la pièce» en réponse à certaines contingences particulières, il importe aujourd’hui plus que jamais de revoir les dispositions pacifiques afin qu’elles ne fassent pas obstacle à une meilleure coopération des forces armées japonaises et américaines. L’alliance avec Tokyo est critique pour la stratégie américaine dans la région, rappelle le secrétaire à la Défense Chuck Hagel. Au demeurant, la question ne porte-t-elle pas plus globalement sur la responsabilisation étatique? Comme les autres nations membres de l’ONU, le Japon n’est-il pas forcé d’assumer ses responsabilités internationales et de travailler à la préservation de la paix? Dans cette perspective, se poursuit le raisonnement, il est nécessaire que l’article 9 soit révisé. À notre avis, un tel argumentaire ignore l’efficacité des nombreux ajustements constitutionnels et interprétations juridiques ad hoc qui ont permis des interventions japonaises sur la scène internationale. Rappelons ainsi qu’aux lendemains du 11 septembre des accommodements ont offert une marge de manœuvre confortable en dépit du maintien intact de l’article 9, suffisante du moins pour permettre une participation des forces japonaises aux opérations en Afghanistan et en Irak aux côtés de son partenaire américain. En d’autres termes, l’usage de codicilles a facilité la formulation et la pratique d’une politique de sécurité responsable et cohérente avec les intérêts de la nation. À ce compte, il n’est aucunement nécessaire d’apporter des corrections à la constitution pour autoriser Tokyo à prendre un rôle accru sur la scène internationale.

L’hypermnésie oubliée. Au regard de l’histoire contemporaine de l’Asie, il aurait été pour le moins étonnant que la reconnaissance du droit à la défense collective du Japon ne provoque aucune vague. Victimes de l’impérialisme brutal du Japon depuis la fin du 19e siècle, plusieurs pays asiatiques souffrent d’hypermnésie; chacune des actions nipponnes dans le secteur de la sécurité est spontanément dénoncée comme la preuve ou la menace d’un réveil du militarisme. En ce sens, la décision d’Abe alimente les questionnements au sujet des motifs réels et profonds. Dans l’état actuel des choses, Tokyo ne bénéficie-t-il pas d’une marge de manœuvre suffisante pour assurer sa défense? Si ce n’est pas pour officialiser la remilitarisation du pays et pour mettre en œuvre un agenda de sécurité plus agressif, pourquoi cette révision est-elle nécessaire? La perspective est d’autant inquiétante que le processus de révision se déroule à un moment où le gouvernement Abe se fait plus affirmé dans des domaines sensibles. Depuis quelques mois, le problème de territorialité des îles de la mer de Chine orientale (Senkaku) refait l’actualité, et les risques de conflit demeurent bien présents. Plus encore, Abe semble peu sensible à la mémoire collective régionale et ne craint pas que ses actions contribuent à l’hypermnésie. Ses visites récentes au cimetière militaire de Yasukuni où sont enterrés les soldats ayant combattu au nom de l’Empire ou sa sympathie exprimée pour les martyrs qui se sont sacrifiés pour la fondation de la paix et de la prospérité du Japon d’aujourd’hui n’ont rien pour rassurer les voisins et laissent paraître une certaine tendance au révisionnisme historique.

Enfin, il nous faut remarquer et déplorer la confusion qui semble à la source de l’entreprise de rénovation de l’article 9. Volontairement ou non, d’aucuns associent indistinctement les notions de «pacifisme» et de «passivité». Et de cette confusion naît la conviction que le respect du pacifisme (et donc de la constitution) interdit fatalement la mise en œuvre d’une politique active et responsable, dévouée à la préservation ou au rétablissement de la paix. Si Tokyo veut se responsabiliser et tenir un rôle à sa mesure dans la gestion des affaires de sécurité mondiale, se poursuit le raisonnement, alors il est nécessaire qu’il se détache de son pacifisme constitutionnel. Bien évidemment, rien ne permet de tirer cette conclusion simpliste. Surtout, une telle conclusion suggère que tout État pacifique (de par sa constitution ou simplement de par ses principes fondamentaux) doit accepter l’idée que devant une menace à la paix rien ne peut ni ne doit être tenté; un constat pour le moins regrettable, voire angoissant.

 

Dominic Roy est professeur au Collège Jean-de-Brébeuf et auteur de La mutation stratégique du Japon 1945-2010. Succès et mérites de l’approche adaptative, Presses de l’Université Laval, 2010.

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